Don Juan se jeta dans un fauteuil et dit:
– Pourquoi te croirais-je, voyons, dis-moi cela un peu…
– Vous ne croyez pas au dévouement de Jacquemin Corentin? Alors, monsieur, expliquez-moi pourquoi je reste avec vous. Je voudrais bien le savoir, car je m’y perds.
– Mais… tu restes avec moi d’abord parce que je paye bien; ensuite parce que je suis beaucoup plus indulgent à tes petits péchés que tu ne l’es à mes faits et gestes, et fermant les yeux quand je vois que tu me voles effrontément; enfin, et surtout parce que je te laisse m’accabler de toutes les impertinences qui te passent par la tête. Vois donc un peu si l’on m’apporte à dîner.
– Monsieur, dit Jacquemin Corentin, connaissez-vous Paris?
– J’y fus deux fois. Belle et noble ville. Sa Sainte-Chapelle, son Louvre…
– Eh! monsieur, tout cela, ce n’est point Paris! Je vois que vous ne connaissez ni la France, ni Paris.
– Comment! Le Louvre et Notre-Dame…
– Paris, monsieur, c’est la rue Saint-Denis. Ce reste que vous dites, ce Louvre et autres babioles, c’est la province de la rue Saint-Denis qui est à Paris. Or je suis né natif de la rue Saint-Denis, où, sans père ni mère, ni frère, ni rien au monde, je fus élevé par la charité de dame Corentin. Dieu ait sa bonne âme!
– Que veux-tu que cela me fasse?
– Attendez. Élevé donc dans la capitale, je veux dire dans la rue Saint-Denis qui est la capitale de Paris, je devais nécessairement aboutir à l’auberge de la Devinière qui est la capitale de la rue Saint-Denis…
– Et de ce royaume, tu fus le roi? dit don Juan, limant ses ongles avec une profonde attention.
– Non, monsieur: j’en fus le tourne-broche. Puis je devins marmiton. Puis je fus admis à servir aux tables de la grande salle. C’est là que me vit l’illustre maréchal de Lautrec qui me fit l’insigne grâce de s’intéresser à moi…
– À cause de ton nez, sois-en sûr…
– C’est bien possible, soupira Corentin en louchant avec mélancolie. Quoi qu’il en soit, c’était au temps où Sa Majesté notre bon sire François se trouvait en la ville de Madrid prisonnier du roi des Espagnes; et, comme vous le savez, il fut convenu que notre aimé sire François serait rendu à la liberté, moyennant que ses deux fils se rendraient en Espagne comme otages. Et M. de Lautrec fut chargé de conduire les deux princes jusqu’à la Bidassoa. C ’est pourquoi ce grand homme de guerre me dit en propres termes: «Corentin, si tu veux voir du pays, je te ferai entrer aux cuisines du prince Henri, comme aide.» Monsieur, je faillis en être malade de joie et devenir fou d’orgueil. Même aujourd’hui, j’en suis honteux.
– Pourquoi, Jacquemin? La grandeur est plus difficile à supporter que la fortune adverse. Il y a bien peu d’hommes que les honneurs ne transforment pas en fous dangereux. Mais continue, ton récit me donne appétit…
– Eh bien! monsieur, nous partîmes, moi, M. Lautrec, les deux princes, leurs gentilshommes, au nombre de vingt, les laquais, valets et gens de cuisine, si bien qu’à plusieurs reprises, Monseigneur Henri, alors âgé de huit ans, voulut voir de près mon nez et même le tenir en ses augustes petites mains, ce qui fait que les gentilshommes du prince me jalousaient fort, et qu’en ce temps-là, monsieur, je fus aussi glorieux de mon nez que j’en avais été jusque-là contrit et marri.
Et Jacquemin loucha orgueilleusement sur son nez.
– Et bien tu fis, dit don Juan. On ne saurait être trop glorieux quand on a un sujet de gloire. Va toujours.
– Sur une grande barque, au milieu de la Bidassoa, on fit l’échange des prisonniers. M. de Lannoi, envoyé du roi des Espagnes, remit Sa Majesté François à M. de Lautrec, et M. de Lautrec remit les deux princes à M. de Lannoi. Je vois encore notre bon sire embrasser ses enfants en pleurant à chaudes larmes.
«Mais quand il eut touché terre, il sauta comme un fou sur le cheval turc qu’on lui avait amené, et partit d’un train d’enfer, et nous fûmes tout pâles de la façon terrible dont il criait: «Je suis encore roi! Je suis encore roi!»
– Avoue, Jacquemin, avoue qu’à sa place tu aurais ainsi crié tout de ton haut…
– Je ne sais pas, monsieur, je ne sais pas si j’aurais eu la force de remettre prisonniers en ma place les deux pauvres petits qui pleuraient et tendaient leurs bras à leur père. Mais, outre que les rois sont armés d’un courage que nous ne pouvons avoir, chacun sait cela de naissance, notre sire est bien connu pour sa valeur, ne craignant rien en ce monde. Bref, monsieur, étant entrés en Espagne, tout se passa fort bien les deux premiers jours. Mais comme il paraît que notre bon roi ne voulut pas tenir les promesses souscrites pour avoir sa liberté, les deux princes, tout à coup, furent durement resserrés par une garde espagnole, et leurs gentilshommes arrêtés et traités en prisonniers de guerre, et nous autres, monsieur, nous fûmes condamnés à ramer sur les galères. Les uns furent envoyés à Alicante, d’autres à Carthagène, et d’autres, dont je fus, à Almeria, la même où vous m’envoyâtes un jour pour acheter de ces étoffes de soie qu’on y fabrique et que vous vouliez offrir à…
– La paix Jacquemin; je t’ai cent fois répété que les noms doivent dormir. N’éveillons pas les noms, Jacquemin, ne les éveillons pas!
– Oui, monsieur, laissons dormir le nom de cette jolie Isabel de Alamena à qui ces étoffes…
– Eh! bourreau! tiendras-tu ta traîtresse langue!
– C’est pour vous dire qu’étant arrivés à Grenade, neuf de seize que nous étions partis, ayant laissé sept morts le long du chemin, ayant marché à pied des jours et des jours sous le soleil, les mains enchaînées, poussés par le bâton de nos gardiens, arrivés, dis-je, à Grenade et nous étant arrêtés sur une place mourant de faim et de soif, et n’en pouvant plus de fatigue, regardés comme bêtes sauvages par les gens de la ville, nous vîmes tout à coup sortir d’un beau palais un homme suivi de serviteurs portant des paniers de vivres et boissons fraîches, et il nous dit: «Mangez et buvez, pauvres victimes…»
Corentin s’interrompit pour s’essuyer les yeux.
– Tu pleures! fit don Juan. Au fait, tu as raison. C’est chose émouvante que de voir un être humain donner un morceau de pain à qui a faim, un verre d’eau à qui a soif. Pour sa rareté, c’est un des plus beaux spectacles de la nature.
– Monsieur, je suis ému toutes les fois que je me souviens de la voix de cet homme généreux, et se serrant contre lui, le tenant fortement par la main, un bel enfant de huit ans, un ange, monsieur, nous regardait de ses grands yeux emplis de pitié… cet enfant, c’était vous, monsieur, et cet homme, c’était monsieur votre père, le vénéré don Tenorio…
Jacquemin Corentin se découvrit.
– Et après? demanda don Juan, qui semblait accorder à cette histoire l’intérêt qu’il eût accordé à un conte de fées.
– Après? Il y a treize ans de cela, mais la chose m’est présente dans tous ses détails. Don Luis proposa au chef de notre escorte de nous racheter tous. L’alguazil eut peur des galères et ne voulut en céder qu’un seul, disant qu’il le porterait pour mort en route. La somme reçue, il conseilla à don Luis de choisir au moins celui de nous qui était en meilleur état, afin de l’indemniser de la dépense par un bon service. Et là-dessus, ce fut moi que votre père désigna, parce que je semblais prêt à trépasser et que mes camarades mêmes furent contents de ma délivrance, disant que je n’aurais pu faire une demi-heure de plus… J’ai appris plus tard que la galère sur laquelle ramaient mes infortunés compagnons fut prise par un corsaire barbaresque et qu’ils furent emmenés en esclavage.
Читать дальше