– Comment, pour gagner la France! Est-ce que nous n’y sommes pas?
– Monsieur, la France, c’est Paris. Voyez-vous, monsieur, vous parlez admirablement le français, et même, beaucoup mieux que moi mon Pater, vous récitez les ballades de ce… comment l’appelez-vous?… un nom qui signifie que celui qui le porte est un pas grand’chose… ce Maraud…
– Tu veux dire maître Clément Marot, bélître!
– Oui? Je le veux bien. Donc, vous êtes fort expert en notre langue, mais vous avez beau faire, vous ne serez jamais Français; cela se voit assez puisque vous confondez la France avec sa province.
– Eh! la France, c’est la France, et nous y sommes, de par tous les diables!
– La France, c’est Paris! insista Corentin. Pour en revenir à ce que je vous disais, voici une auberge à rouliers, bien modeste, où je crois que nous ferions bien de nous arrêter pour aujourd’hui. Quant à demain…
Jacquemin eut un geste qui voulait dire que le lendemain serait un jour néfaste où le hasard seul devrait se charger d’assurer sa pitance et celle de son maître.
– Monsieur, acheva-t-il, je vais frapper à cette pauvre auberge, à moins que vous ne la trouviez encore trop riche pour nous. Quand on n’a plus qu’un écu…
– Dites-moi, monsieur, demanda fort poliment don Juan à un bourgeois qui passait, pourriez-vous m’indiquer la plus belle hôtellerie de la ville, j’entends la plus noble et la mieux famée et la plus riche?
– Oui-da, mon gentilhomme, s’empressa le bourgeois. Nous avons ici l’hôtellerie de la Tour de Vesone, tenue par maître Fairéol, qui est fameuse dans tout le Périgord et où ne descendent que de hauts seigneurs menant grand train.
– Voilà notre affaire, fit Juan Tenorio qui remercia et salua.
Dix minutes plus tard, il mettait pied à terre devant l’hôtellerie en question qui, en effet, avait fort grand air. L’hôte, homme respectable et considéré, mais assez borné, vint à sa rencontre en murmurant:
– Un seul valet. Pas de chevaux de main. Toute petite noblesse et maigre bourse, je m’y connais. Monseigneur, dit-il, après un léger salut, à vous rendre mes devoirs.
À l’oreille terriblement fine de don Juan, le «monseigneur» sonna comme une pièce d’or qui a une paille. Il considéra maître Fairéol. Deux secondes il le fixa. Et l’hôtelier eut la sensation de se rapetisser.
– Monseigneur! balbutia-t-il.
– À la bonne heure! fit Tenorio, qui se mit à rire. C’est mieux. Maintenant, votre plus belle chambre.
L’hôte le guida dans un large escalier de pierre. Arrivé au palier, il voulut continuer l’ascension vers le second étage.
– Non, dit don Juan. La chambre d’honneur. Celle qui a balcon sur rue.
– C’est que… daignez m’excuser… mais, pour les chambres du premier, on paye d’avance!
– Là! murmura Corentin. Que disais-je!… Oh! que fait-il!…
Don Juan faisait que, délicatement, il avait saisi une oreille de l’hôte, et en souriant, la pinçait jusqu’au sang. Maître Fairéol se dégagea brusquement, recula d’un pas, et, blanc d’indignation:
– Monsieur, dit-il, ce sont là des façons qui n’ont point cours céans. Vous sortirez de chez moi si vous ne voulez pas que je vous fasse jeter dehors par les valets d’écurie… ou plutôt, non! Vous ne partirez pas! Je vais à l’instant porter ma plainte à Mgr de Montpezan, oui, au gouverneur lui-même, vu qu’il me fait l’honneur de dîner ici fort souvent!
Le digne hôtelier mentait: le gouverneur de Périgueux n’avait jamais mis les pieds en cette hôtellerie. Mais quoi qu’il en eût dit, il espérait ainsi amener la retraite ou plutôt la fuite de cet insolent gentilhomme.
– Jacquemin, dit doucement Tenorio, cours chez mon ami Montpezan, annonce-lui mon arrivée, qu’il attend d’heure en heure pour la chose qu’il sait, et dis-lui que je ne me mettrai pas à table sans lui. Va, et fais diligence.
– J’y vais! dit Corentin abasourdi. Vit-on jamais pareil menteur? ajouta-t-il en lui-même.
Mais il n’avait pas descendu trois marches que maître Fairéol, se précipitant, le saisissait par le bras:
– Ne vous dérangez pas, mon brave: M. de Montpezan est en tournée, Monseigneur, ajouta-t-il en ôtant son bonnet, que ne disiez-vous que vous êtes des amis de M. le gouverneur! Quel malheur qu’il soit absent!
Il mentait encore: le gouverneur était à Périgueux. Don Juan souriait…
– Donnez-vous la peine d’entrer, acheva l’hôte.
Et il ouvrit la chambre d’honneur, qui était fort belle et ne sentait nullement l’hôtellerie.
– À la bonne heure! répéta don Juan. Ce logis est assez propre, pour deux ou trois heures, s’entend.
Et il se mit à rire.
– C’est ce rire! songeait Corentin. C’est surtout ce rire qui me met la rage au cœur. Si seulement il mentait sans rire! Non, il faut qu’il rie… Il rit de tout, de Dieu, du diable, de ses amours, et de lui-même, et de moi!
– Et maintenant, reprit maître Fairéol, épanoui sans trop savoir pourquoi, puis-je demander à Monseigneur ce qu’il désire avoir à son dîner?
Don Juan le toisa. Puis:
– Envoyez-moi votre sommelier et votre maître-queux… Et vite, j’ai soif, j’ai faim.
Maître Fairéol se courba. Il était dompté.
– Oh! fit-il en se retirant, ébloui et fort vexé. Comme on se trompe! J’aurais juré quelque pauvre cadet. Et il me donne leçon en m’apprenant que ce n’est pas à moi de traiter la question du dîner! Et il me tire les oreilles, tout comme le duc de… et puis le prince de… Au diable leurs noms qui rougissent mes oreilles, rien qu’à les entendre!… C’est un grand seigneur, un vrai! Et il est à tu et à toi avec le gouverneur en personne! Oh! oh!…
– Monsieur, disait Corentin, je voudrais bien savoir…
– Toi, tais-toi, si tu ne veux pas que je t’arrache la langue pour la jeter aux chiens!
– Là! fit Corentin. Si je n’ai plus de langue, qui aurez-vous pour dire la vérité?
Il dit. Et il entra en méditation, louchant terriblement sur son nez.
La conférence avec les deux graves personnages demandés par don Juan dura dix minutes, et sans doute ils furent conquis, car il se fit grand bruit dans la cuisine, grande rumeur parmi les casseroles; et les marmitons avaient rarement vu pareil coup de feu pour un seul dîneur.
– Maintenant, tu peux parler, dit don Juan. Nous sommes maîtres de la place.
– Monsieur, dit aussitôt Corentin, nous n’avons qu’un écu. La chambre à elle seule en coûtera trois. Comme si vous n’aviez pu dîner en la salle! Sans compter le dîner lui-même, qui est comme pour un prince du sang, et les chevaux, et moi… j’en ai la chair de poule. Je vous ai vu jusqu’à ce jour commettre bien des peccadilles, mais jamais, jamais rester en affront. Comment payerez-vous?
– Je n’en sais rien…
– Vous comptez donc vous esquiver sans payer?…
– Moi? Pour qui me prends-tu?… Faire tort à un hôtelier, fi, Corentin!
– Ha! Vous avez donc quelque magot dont vous ne me fîtes point part?… ou quelque diamant peut-être?…
– C’est toi qui détiens ma fortune, et je n’ai rien, tu peux le croire.
– Alors… avec quoi…
– Eh! je n’en sais rien, te dis-je?
– L’hôte vous fera donc arrêter. Ciel! Si don Luis Tenorio…
– L’hôte me viendra lui-même offrir le coup de l’étrier.
– J’enrage, monsieur, j’enrage!
– Oh! tu as donc peur d’aller en prison?
– Non, monsieur, non! C’est pour vous seul que je crains l’affront. Grand Dieu! Le fils de don Tenorio en prison! Plût au ciel que j’y puisse aller à votre place! Vous riez. Vous ne me croyez point?
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