Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un personnage, devant qui tous les autres s’effaçaient, parut sur le balcon, s’assit paisiblement, tandis que tous les assistants, restés à l’intérieur, se groupaient derrière le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur le bûcher embrasé et sur la foule hurlante un regard froid et acéré.
En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, Fausta s’approcha de lui jusqu’à le toucher, et la face étincelante, le dominant du regard, impérieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d’une voix tonnante:
– Ton père!… Tu veux savoir qui est ton père?…
Et elle apparut soudain si grandie, si superbement consciente de sa force, si froide et si inexorable que le Torero eut l’intuition rapide d’une révélation formidable, et affolé il bégaya:
– Oh!… Qu’allez-vous m’apprendre?
Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et répéta:
– Tu veux connaître ton père?… Eh bien! regarde!… le voici!…
Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, d’un air ennuyé, regardait se consumer les corps des sept suppliciés.
Le Torero fit deux pas en arrière, et les yeux hagards, les cheveux hérissés, le poing crispé sur le manche de sa dague, il cria d’une voix où il y avait plus de douleur certes que d’horreur:
– Le roi!…
Un long moment, Fausta considéra silencieusement, avec une sombre satisfaction, le jeune homme qui paraissait accablé de douleur.
Elle avait lieu d’être satisfaite. Elle avait mené toute cette partie de son entretien avec une habileté infernale.
Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe, qui n’inspirait que la terreur à la grande majorité de ses sujets, était franchement abhorré par une minorité composée d’une élite dans laquelle tous les éléments de la société fraternisaient, momentanément unis dans la haine et l’horreur que leur inspirait le sombre despote.
Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants, soldats, bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette minorité. Pour tous ces opprimés, généralement d’intelligence plus ouverte et d’idées plus avancées que le commun du troupeau habitués à courber l’échine, la fureur religieuse du roi, qui l’incitait constamment à des répressions sanglantes, avait fait de celui-ci, à leurs yeux, une sorte de monstre qu’il eût été licite, au point de vue purement humain, de supprimer.
Nous ne parlons pas, bien entendu, d’une tourbe d’intrigants – il yen a et il y en aura toujours – qui ne voyaient dans le renversement de l’ordre établi qu’une occasion de satisfaire leurs passions. Nous ne parlons que de ceux qui étaient sincères.
Quoi qu’il en soit, le mécontentement était assez général, assez profond pour qu’un mouvement occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou illuminés dont le désintéressement ne pouvait être suspecté. Nous avons vu Fausta présider et diriger à son gré une réunion de ces révoltés. Qu’un mouvement sérieux vînt à se dessiner, et une foule d’inconnus ou d’hésitants se joindraient à ceux qui auraient donné le branle.
Fausta savait tout cela.
Elle savait encore que le Torero était au nombre de ceux pour qui le nom du roi était synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et à qui il n’inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du tyran se doublait d’une haine personnelle pour celui qu’il accusait d’avoir assassiné son père.
La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date, farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s’était pas affilié à ceux qui cherchaient, dans l’ombre, à frapper ou tout au moins à renverser le despote, ce n’était pas par prudence ou par dédain. Sa haine était personnelle, et il était résolu à l’assouvir personnellement. En outre, nature essentiellement droite et loyale, il avait horreur de tout ce qui était sombre, tortueux et caché. Résolu à frapper celui qu’il considérait comme un ennemi des siens, il était non moins résolu à agir franchement et au grand jour… dût-il être broyé lui-même.
Tels étaient les sentiments de don César à l’égard du roi Philippe au moment où Fausta s’était dressée devant lui pour lui crier: «C’est ton père!»
On comprend que le coup avait pu l’accabler.
Ce n’est pas tout: depuis qu’il avait l’âge de raisonner, don César, trompé par des récits – probablement intéressés – où la fiction côtoyait dangereusement la vérité, don César s’était complu à dresser, dans son cœur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu’il n’avait jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux, il le parait des qualités les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu’un dieu.
Sur cette adoration muette, qu’il voyait toujours en lui, si loin qu’il remontât le cours de ses ans, Fausta avait soufflé. Et le dieu s’était écroulé. Ce dieu vénéré s’était mué en un monstre sanguinaire, car toute haine personnelle mise à part, c’est ainsi qu’il considérait le roi. Il avait suffi à Fausta de dire: «Voici ton père!» pour que cette vénération ardente, passionnée, croulât lamentablement.
Ceci, c’était le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui paraissait pas croyable.
Il se disait: «J’ai mal entendu… je suis fou. Le roi n’est pas mon père… il ne peut pas être mon père puisque… je sens que je le hais toujours!… Non, non, mon père est mort!…»
Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative. Il n’y avait pas à douter: c’était cela, c’était bien cela, le roi était bien son père. Alors il se raccrochait désespérément à son idéal renversé, il cherchait des excuses à cet homme qu’on lui désignait pour son père. Il se disait que sans doute il l’avait mal jugé et il fouillait furieusement les actes connus du roi pour y découvrir quelque chose, n’importe quoi, susceptible de le grandir à ses yeux.
Et désespéré, s’accablant d’injures et d’anathèmes, il constatait qu’il ne trouvait rien. Et son horreur, sa fureur contre soi-même allaient grandissant, car non seulement il ne trouvait rien, mais encore il persistait à ne voir en lui que le monstre qu’il avait toujours vu. Et dans une révolte de tout son être, il se disait: «C’est mon père, pourtant! C’est mon père! Est-il possible qu’un fils haïsse son père? N’est-ce pas plutôt moi qui suis un monstre dénaturé?»
Alors sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère.
On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute autre que nous ignorons, sa mère n’avait jamais occupé dans son cœur la place qu’y avait eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes il avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première place avait toujours été pour son père. Et voici que, par un de ces revirements qu’il ne cherchait pas à s’expliquer, tout d’un coup la mère détrônait le père et prenait sa place.
Et il croyait comprendre: «Par Dieu! clamait-il dans son esprit éperdu, j’y suis! Je continue à détester mon père parce qu’on m’a dit qu’il a martyrisé et fait mourir ma mère. C’est cela!…»
C’était un peu cela en effet.
Et ceci c’était le chef-d’œuvre de Fausta qui avait lentement, savamment soufflé la haine dans son cœur, la haine contre son père, et qui soudain, pour excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus profonde, plus tenace, plus naturelle aussi, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait intervenir sa mère.
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