À ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la place. Le cortège des condamnés approchait du lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments par des hurlements féroces:
– À mort!… Mort aux hérétiques!…
Suivis de ces autres cris:
– Le roi!… Le roi!… Vive le roi!…
Seulement, les acclamations étaient moins nourries, moins imposantes que les cris de mort. Il faut croire que la férocité était le sentiment dominant. Il est à remarquer, du reste, que lorsqu’une foule en liesse est réunie quelque part, elle ne trouve rien autre à crier que: «Vivat!» ou «À mort!».
Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois complètement, le Miserere, entonné à pleine voix par des milliers et des milliers de moines, de pénitents, de frères de cent confréries diverses, se faisait entendre, encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en même temps.
Et dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente, funèbre, sinistre, sa note mugissante.
Tout cela: chants funèbres, clameurs, vivats, sonnerie du bronze pénétrait, par la baie largement ouverte, dans la salle où Fausta recevait le Torero, la remplissait d’un bourdonnement assourdissant.
Mais si les nerfs du jeune homme se trouvaient mis à une assez rude épreuve, Fausta ne paraissait nullement en être incommodée. On eût dit qu’elle n’entendait rien de ces bruits du dehors qu’elle laissait intentionnellement pénétrer chez elle.
Cependant dominant la gêne que lui causaient ces rumeurs, mettant tous ses efforts à surmonter le trouble étrange que la beauté de Fausta avait déchaîné en lui et qu’il sentait augmenter, le Torero dit doucement:
– Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à une personne qui m’est chère. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en exprimer ma gratitude.
Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais créature humaine ne lui avait produit un effet comparable à celui que lui produisait Fausta. Jamais personne ne lui en avait imposé autant.
Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance en amour, chez l’homme, était décidément une bien fragile chose. Cette petite bohémienne, à qui elle avait fait l’honneur d’accorder quelque importance, comptait décidément bien peu. La victoire lui paraissait maintenant certaine, et si une chose l’étonnait, c’était d’en avoir douté un instant.
Mais l’allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle mit quelque froideur dans la manière dont elle répondit:
– Je ne me suis intéressée qu’à vous, sans vous connaître. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous, uniquement pour vous. En conséquence, vous n’avez pas à me remercier pour des tiers qui n’existent pas pour moi.
À son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain avec lequel elle parlait de celle qu’il adorait. En outre, il ne laissait pas que d’être surpris. Une pareille attitude ne correspondait pas à l’enthousiasme manifesté par la Giralda à l’égard de cette princesse qu’elle déclarait si bonne. Il y avait là quelque chose qui le déroutait.
Dès l’instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir s’attaquer à l’objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce fut d’une voix plus ferme qu’il dit:
– Cependant, ce tiers qui n’existe pas pour vous, madame, m’a assuré que vous aviez été pleine de bonté et d’attentions à son égard.
– Bontés, attentions – s’il y en a eu réellement – dit Fausta d’un ton radouci et avec un sourire, je vous répète que tout cela s’adressait à vous seul.
– Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque vous ne me connaissiez pas. Oserai-je vous demander ce qui me vaut l’honneur insigne d’attirer sur mon obscure personnalité l’attention, mieux, l’intérêt d’une princesse puissante et riche comme vous paraissez l’être, jeune et belle, d’une beauté sans rivale?
Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d’une douceur enveloppante:
– Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra aisément le mobile auquel j’ai obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu’on prémédite d’assassiner lâchement une inoffensive créature, si vous saviez que tel jour, à telle heure, de telle manière, on meurtrira cette créature qui vous est inconnue, que feriez-vous?
– Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j’aviserais cette créature d’avoir à se tenir sur ses gardes, et au besoin je lui prêterais l’appui de mon bras.
À mesure qu’il parlait, Fausta approuvait doucement de la tête. Quand il eut terminé:
– Eh bien! monsieur, dit-elle, c’est là tout le secret de l’intérêt que je vous ai porté, sans vous connaître. J’ai appris qu’on voulait vous assassiner et j’ai cherché à vous sauver. La jeune fille dont vous parliez il y a un instant, devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire, l’instrument de votre mort, j’ai fait en sorte que vous ne puissiez l’approcher. Quand j’ai cru le danger passé, je vous ai facilité de mon mieux les voies et je vous ai fait conduire jusqu’à elle. Tout cela, monsieur, je l’ai fait par humanité, comme vous l’auriez fait, comme aurait fait toute personne de cœur. Je ne pensais pas vous connaître jamais. Et, à vrai dire, je n’y tenais pas, sans quoi je vous eusse attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout mérite si l’on paraît rechercher un remerciement ou une louange. J’ignorais alors bien des choses, vous concernant, que j’ai apprises depuis, et qui m’ont fait désirer vivement vous connaître. Aujourd’hui que je vous ai vu, je me félicite du peu que j’ai fait pour vous et je vous prie de me considérer comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre pour vous sauver, et vous pouvez voir à mon air, monsieur, que je ne suis pas femme à promettre en vain et que le concours que je vous offre n’est pas à dédaigner.
Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une émotion communicative qui fit une impression profonde sur le Torero. Profondément ému à son tour, il s’inclina gravement et, avec un accent de gratitude très sincère:
– Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous remercier.
Et avec un sourire plein d’insouciance:
– Mais, franchement, ne vous inquiétez-vous pas un peu à la légère? Suis-je donc si menacé?
Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du Torero, elle dit:
– Plus que vous ne l’imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont comptés; je vous dis: vous n’avez que quelques heures à vivre… si vous vous complaisez dans cette insouciante confiance.
Si brave qu’il fût, le Torero pâlit légèrement.
– Est-ce à ce point? fit-il.
Toujours très grave, elle fit signe que oui de la tête et reprit:
– Je n’ai qu’un regret: celui de vous avoir rapproché de cette jeune fille. Si j’avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du moins, vous ne l’eussiez retrouvée.
Un vague soupçon germa dans l’esprit du Torero. À son tour, il devint froid, tout son calme soudain reconquis.
– Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d’ironie.
– Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort.
Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme imperturbable. Dans ce regard clair et lumineux il ne lut que loyauté éclatante, sincérité absolue et, à ce qu’il lui sembla, sympathie manifeste.
Читать дальше