Emile Gaboriau - Les amours d'une empoisonneuse
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Emile Gaboriau
Les amours d'une empoisonneuse
I
UN TRIPOT SOUS LOUIS XIV
C'était le mercredi 15 novembre de l'an de grâce 1665. Ce soir-là, il y avait petit souper et grande compagnie, rue Vieille-du-Temple, chez La Vienne, le baigneur à la mode, l'étuviste en renom, le barbier du monde élégant.
Les Parisiens du temps présent, qui s'imaginent avoir atteint jusqu'au dernières limites de la civilisation et du confort , parce qu'ils ont créé des «tavernes» et certains autres docks de la galanterie à bon marché, auront sans doute besoin que nous leur expliquions ce que l'on entendait par barbier , par étuviste et par baigneur , dans la première moitié du règne de Louis XIV.
Au dix-septième siècle, les bains chauds, nommés étuves pour la bourgeoisie et pour les gens de bas étage, existaient dans la capitale en plus grand nombre qu'aujourd'hui.
On comptait aussi par la ville une quantité d'auberges et d'hôtelleries pour toutes les conditions, puis quelques hôtels garnis magnifiquement meublés, mais en très minime proportion.
Ces hôtels étaient principalement à l'usage de personnages de la haute noblesse qui ne faisaient pas partie de la cour et qui n'avaient à Paris aucune propriété.
Pour ceux de cette classe qui en possédaient, pour les grands seigneurs directement attachés à la maison royale, on rencontrait encore un ou deux établissements d'un genre particulier, qu'il est fort difficile de définir, parce qu'il n'y en a plus de semblables.
Ces établissements étaient ordinairement tenus par des hommes experts dans tout ce qui concernait la toilette, et renommés pour leur habileté à coiffer les cavaliers et les dames.
Les barbiers et les baigneurs ne formaient alors qu'une seule et même profession; ils étaient constitués en corporation, sous le titre de barbiers-étuvistes ; mais le maître de la maison dont nous parlons et qu'on nommait le baigneur par excellence, n'était point soumis aux règlements de cette corporation.
Il exerçait son état par un privilége spécial émané d'un prince lui-même ou d'un des plus grands dignitaires de l'État.
On se rendait chez lui pour différents motifs.
D'abord, par raison de santé et de propreté: c'était là, en effet, que l'on prenait les meilleurs bains, les bains épilatoires, les bains mêlés de parfums et de cosmétiques, par lesquels on donnait plus de vigueur au corps, plus de douceur à la peau, plus de souplesse aux membres.
Cette maison était pourvue de domestiques réservés, discrets, adroits.
On s'y renfermait la veille d'un départ ou le jour même d'un retour, afin de se préparer aux fatigues qu'on allait éprouver, ou pour se remettre de celles qu'on avait essuyées.
Voulait-on disparaître un instant du monde, fuir les importuns et les ennuyeux, échapper à l'œil curieux de ses gens, on allait chez le baigneur; on s'y trouvait servi, fêté, choyé; on s'y procurait toutes les jouissances qui caractérise le luxe ou la dépravation.
Le maître et tous ceux qui étaient sous ses ordres devinaient à vos gestes, à vos regards si vous vouliez garder l'incognito, et tous ceux dont vous étiez entouré et dont vous étiez le mieux connu paraissaient ignorer jusqu'à votre nom.
Votre entrée et votre séjour dans ce lieu mystérieux étaient comme un secret qui ne se révélait jamais.
Aussi, c'était chez le baigneur que les femmes, qui ne pouvaient autrement échapper à une surveillance intéressée, se rendaient déguisées, le visage masqué, seules ou conduites par leurs amants. Enfin, les jeunes seigneurs, amis des plaisirs sans contrainte et des amours faciles, faisaient partie de se réunir chez le baigneur, pour s'y livrer au vin, au jeu et à ces belles filles de théâtre qui surent, dans tous les âges, affriander et les gourmets et les gourmands de la volupté de haut goût.
Pourtant l'établissement de La Vienne était tellement étendu et si adroitement distribué en corps de logis séparés, que la présence de ces hôtes bruyants ou coupables ne pouvait être soupçonnée du dehors; un calme profond régnait aux alentours.
Cette Babel du vice aristocratique et raffiné avait toutes les apparences du pied-à-terre de la vertu.
Louis XIV lui-même, à l'époque de ses premières passions, était allé plusieurs fois chez La Vienne; il ne dédaigna pas d'en faire, par la suite, l'un de ses valets de chambre.
Donc, au moment où s'ouvre le drame que nous essayons de conter, on venait de souper chez La Vienne; les flacons avaient fait fureur, les cartes faisaient rage.
Autour de la table, où l'or étincelait par poignées, croisant sa lumière fauve aux rayonnements des girandoles chargées de bougies de cire roses, se pressait toute une cohue d'individualités fort différentes en apparence, mais qui ne mettaient nul scrupule à se coudoyer dans la fraternité de l'ivresse: officiers de fortune, abbés de ruelle, financiers d'églises, gentilshommes de brelan, comédiennes de la cour, de la ville, du théâtre…
M. de Sainte-Croix, capitaine au régiment de Tracy-Cavalerie, tenait le jeu contre maître Hanyvel, seigneur de Saint-Laurent et receveur général du clergé de France.
Le chevalier Gaudin de Sainte-Croix avait fait à l'armée ses preuves de bravoure; ses preuves d'esprit et d'enjouement étaient faites depuis longtemps dans les salons de la capitale.
On connaissait peu sa famille, que d'aucuns assurent originaire de Montauban, et des plus humbles; on connaissait encore moins son patrimoine, mais il se prétendait bâtard de grande maison, et ses façons venaient à l'appui de son dire. L'argent lui glissait aussi facilement hors de la main que l'épée hors du fourreau.
Au demeurant, c'était un cavalier d'environ trente-cinq ans, de belle mine et de conversation agréable, lettré, poli, prodigue, tout prêt à se prendre d'amour, jaloux jusqu'à la fureur, fût-ce d'une courtisane, et entrant dans un dessein de pitié avec la même passion que dans une partie de plaisir.
Ses habits jouissaient de la meilleure réputation d'élégance, ses plumes étaient irréprochables et la fraîcheur de ses canons répondait pour lui.
On ne lui en demandait pas davantage dans une société qui avait vu Monsieur couper l'escarcelle des bourgeois sur le Pont-Neuf, et qui devait voir rouer en Grève le comte de Horn, convaincu d'avoir assassiné un agioteur dans la rue de Venise.
Pour l'instant, M. de Sainte-Croix était en veine.
L'argent du financier Hanyvel avait passé de son côté et s'arrondissait en tas devant lui.
Aussi, les dames de l'hôtel de Bourgogne, les demoiselles de la Comédie-Italienne, les quelques marquises de rencontre et les comtesses d'incognito, qui formaient le personnel ordinaire des soupers fins de La Vienne, affichaient-elles à son endroit les œillades les plus assassines et leurs plus flamboyants sourires.
Mais le chevalier restait stoïque devant le gain comme devant la perte.
Il n'en était pas de même de son adversaire: M. le receveur général du clergé de France avait perdu trois cents pistoles et criait comme pour un million.
– Voulez-vous que je prenne votre place, Hanyvel? demanda le jeune marquis de Rubentel.
– Non pas, vraiment, répondit le financier. Quand je devrais vider tous les coffres de nos seigneurs les évêques des États de Languedoc, je veux savoir jusqu'où ira le bonheur du chevalier.
– Mon Dieu, fit négligemment celui-ci, j'avais besoin de quelques milliers d'écus pour mes bonnes œuvres, je ne pouvais mieux m'adresser qu'à la caisse générale du clergé.
– Chevalier, dit la marquise de Soubiran, prêtez-moi donc cinquante pistoles pour tenir contre vous!
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