Emile Gaboriau - Mariages d'aventure
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Emile Gaboriau
Mariages d'aventure
Cet automne, chère sœur, au retour de nos courses dans les montagnes des Eaux-Chaudes, j’ai écrit ce volume.
Je te le dédie – témoignage de notre inaltérable affection.
Émile GABORIAU.I
MONSIEUR J. – D. DE SAINT-ROCH
I
Pourquoi Pascal Divorne donna sa démission moins de quinze jours après sa sortie de l’École des ponts-et-chaussées, dont il était un des élèves distingués, on ne l’a jamais su au juste.
Il ne prit pas la peine de l’expliquer, et ne donna aucune raison, peut-être parce qu’il n’en avait pas de bonnes à donner. J’entends de ces raisons admirables, basées sur un intérêt certain et un égoïsme prudent, seules admissibles et concluantes pour des juges payant patente.
Les occasions ne lui manquèrent pourtant pas de dire la vérité ou même de mentir. Tout ce qu’il avait à Paris de parents éloignés et de connaissances, le sondèrent habilement. On croyait flairer quelque secret, qui sait, quelque petit scandale-c’était tentant. Il eut la cruauté de tromper l’attente de ces excellents curieux, qui, pour s’immiscer dans les affaires d’autrui, ont l’éternel et banal prétexte d’un intérêt tendre qu’ils n’eurent jamais. Il rit au nez de ces obligeants, toujours prêts à ouvrir leur cœur à une confidence, leur bouche à un bon conseil, mais qui pour rien au monde n’ouvriraient leur bourse s’il en était besoin.
Quelques-uns s’acharnaient. Ceux-là, Pascal les prit à part, et tout bas, mystérieusement, après avoir jeté de tous côtés des regards de conspirateur inquiet, il prononça ce gros mot de politique, lui qui de sa vie ne s’était occupé de politique. Le moyen lui réussit, les entêtés s’enfuirent pleins d’épouvante, croyant déjà voir s’entrebâiller pour les engloutir les portes du mont Saint-Michel.
De guerre lasse, on laissa Pascal tranquille, mais non sans déclarer que c’était un jeune homme peu sociable, qui manquait de franchise et dont il était prudent de se défier, d’autant qu’il avait des opinions par trop avancées.
Restaient les amis. Il leur avoua simplement, sans détails, que, bien que Français et même très bon Français, il avait en horreur toute espèce d’uniforme, fût-il plus brodé qu’une châsse, et qu’un emploi du gouvernement ne pouvait convenir à son caractère; les chances aléatoires de la fortune lui semblaient préférables à des appointements fixes, petits ou gros, gagnés ou non; enfin, son indépendance lui paraissait plus précieuse mille fois que tous les honneurs administratifs, qu’un portefeuille de ministre même, fût-ce de Dieu le père.
Naturellement, ses amis se souciaient infiniment peu du motif caché de ses actions; que leur importait qu’il fît une chose ou une autre? Ils déclarèrent en chœur que la sagesse elle-même parlait par sa bouche et qu’il avait incontestablement raison.
Un seul blâma hautement le jeune ingénieur, et d’un ton paterne lui reprocha son imprudente précipitation. Mais c’était l’intime de Pascal, son confident, son copain du collége Henri IV. Ils avaient fait leurs études ensemble, et depuis ils étaient inséparables.
Ce fidèle Achate transformé en Mentor se nommait Eugène Lorilleux. Il était de deux ou trois ans plus âgé que Pascal. Muni depuis dix-huit mois du diplôme de docteur en médecine, il cherchait péniblement à se faire une clientèle.
Il en était encore aux débuts, plus difficiles, plus hasardeux dans cette carrière que dans toute autre. Il avait des clients, mais des clients qui payaient mal ou même ne payaient pas. Ses malades habitaient les étages supérieurs, tristes habitants des mansardes. Il lui fallait gravir quatre-vingts marches pour signer une ordonnance. Il avait des consultations gratuites et des consultations payantes; mais, comme aux unes et aux autres il ne venait que des pauvres, ce n’était vraiment pas la peine d’établir une distinction.
Mais il prenait patience. Il attendait cette occasion heureuse qui, trois fois dans la vie, dit-on, passe à la portée de chaque homme et qu’il s’agit de savoir saisir.
Travailleur acharné, il comptait sur sa science et sur son talent pour arriver à la réputation et à la fortune. En quoi il se trompait et se trompe encore aujourd’hui. Il est savant, c’est incontestable, mais il lui manque le coup d’œil, le sang-froid, l’audace. Sûr de lui dans son cabinet, imperturbable en théorie, il n’a pas, près du lit du malade, ce sens divinatoire, cette inspiration soudaine qui font les grands, les véritables guérisseurs.
Lorilleux n’est cependant pas un homme ordinaire. Son grand malheur est de n’avoir jamais connu l’enthousiasme. Il n’a eu ni adolescence ni jeunesse. Il est né vieux. Tel vous le voyez aujourd’hui, tel il était à quatorze ans, sur les bancs du lycée, lorsqu’il achevait sa troisième. Rien de changé en lui: ni la taille, ni le caractère.
C’est un petit homme compassé et solennel. Il exagère la gravité, la dignité et le respect de soi-même, au point d’en paraître parfois ridicule.
Sa figure insignifiante n’est certes pas le miroir de son esprit, c’est une page blanche où il n’y a rien à déchiffrer. Plus délié qu’un paysan normand, il a la faiblesse de supposer à tout le monde la même manie de finasserie. Il ne croit pas aux actions indifférentes, et toujours il veut découvrir un but caché.
Vous ne lui ferez pas entendre qu’on agit souvent spontanément, sans plan médité; il vous répondra invariablement: « – Il y a quelque chose là-dessous.» Ses jours se passent à déjouer par d’habiles manœuvres des complots fantastiques, ou à démêler laborieusement le fil imaginaire de quelque trame bien compliquée. Ces craintes exagérées, ces investigations font le malheur de sa vie. Souvent ses amis se sont moqués de ces singulières appréhensions. Lorsqu’ils le rencontrent plus préoccupé qu’à l’ordinaire:
– Eh bien! Lorilleux, lui demandent-ils, as-tu trouvé la petite bête?
Enfin, ce calculateur traite la vie comme une suite de problèmes d’algèbre dont les gens habiles ont toujours la solution en poche. Depuis dix ans, il s’est tracé une règle de conduite qui, croit-il, ne laisse aucune prise au hasard, il ne s’en est jamais écarté d’une ligne.
Faut-il, après cela, s’étonner de son esprit borné, de ses idées étroites? Il est le contraste vivant de Pascal, qui a, lui, des idées larges, une certaine audace de conception et un grand courage d’initiative. Aussi lui reproche-t-il d’être romanesque.
L’opposition des caractères suffirait à expliquer la grande amitié des deux jeunes gens, mais il y avait autre chose encore.
Depuis longtemps déjà le médecin avait des vues sur son ami, qui ne s’en doutait guère. Cela datait du collége.
Lorilleux avait une sœur de dix ans plus jeune que lui, qu’il aimait avec passion. Souvent, à l’âge où les autres adolescents n’ont que des idées de plaisir, il s’inquiétait de cet enfant. Leur mère, madame Lorilleux, était veuve; une rente viagère composait presque toute sa fortune et devait s’éteindre avec elle. Que deviendrait la jeune fille si sa mère venait à mourir? Et même, en écartant ce malheur, quel serait son sort plus tard? Une demoiselle sans dot ne se marie guère, et sa famille, qui avait déjà de la peine à joindre les deux bouts tous les ans, ne pourrait certes lui en donner; son frère n’aurait pas encore eu le temps de lui en amasser une, lorsqu’elle atteindrait ses vingt ans. Où lui trouver un mari?
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