Paul Féval - La fabrique de mariages, Vol. II
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Paul Féval
La fabrique de mariages, Vol. II
PREMIÈRE PARTIE.
LA PETITE BONNE FEMME.
(SUITE.)
IX
– La marquise de Sainte-Croix. —
Vous voyez bien que ce pauvre Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, n'était pas un coquin. Il y allait de bon cœur et n'eût pas demandé mieux en ce moment que de prodiguer à Garnier de Clérambault tout ce qu'un fort-et-adroit peut fournir de coups de poing, de coups de pied, etc., etc.
Malheureusement, Barbedor avait une passion.
L'habit bleu tira sa boîte à cigares de sa poche, ce qui était sa ressource dans les grandes occasions. Il choisit un havane sans défauts et s'en alla paisiblement l'allumer au cigare que Jean avait laissé sur la table.
– Niaiseries, niaiseries que tout cela, dit-il; – nous nous connaissons bien tous les trois, que diable!.. Quand M. Lagard aura l'idée de m'assommer, on lui montrera ce qu'on sait faire… En attendant, comme il peut jeter des bâtons dans nos roues, on ne refuse pas de lui faire de temps en temps un petit cadeau pour entretenir l'amitié… mais mille francs d'un coup, c'est sec!.. Pour ne pas se manger entre camaros , on n'a pas besoin de s'entr'adorer.
Ces termes d'argot ont quelque chose de plus ignoble quand ils sont prononcés par flatterie.
Dès que l'habit bleu eut remis le cigare de Jean sur la table, celui-ci le prit, le jeta par terre et l'écrasa sous son pied.
– Allons, dit le bonhomme, – en voilà assez, monsieur Garnier… Au large!
Mais sa voix n'était plus déjà si ferme. L'habit bleu avait cligné de l'œil en le regardant. – Jean Lagard mit ses mains dans ses poches et se promena de long en large en sifflant.
– Mon vieux Barbedor, murmura Garnier au moment où il avait le dos tourné, – notre intérêt serait de vous planter là; car nous n'avons plus guère besoin de vous… Il y en aurait joliment qui vous prendraient au mot et qui fileraient sans rien dire… mais, moi… la loyauté, je ne connais que ça… Je ne veux pas vous priver de votre part dans les bénéfices pour un petit instant d'humeur… – Ne vous gênez pas! s'interrompit-il en voyant revenir Jean Lagard; – faites semblant de me dire des injures… ça fera bien… Il n'en est pas moins vrai que j'ai dans ma poche un journal qui vaut de l'argent pour vous…
– Un journal! répéta Barbedor.
– Le Journal des Débats .
– Qui vaut de l'argent pour moi?
– Grondez, papa!.. le neveu vous regarde!..
Jean avait, en effet, les yeux fixés sur son oncle. Il s'arrêta un instant, puis il eut un sourire et tourna le dos.
L'habit bleu n'attendait que cela pour frapper le grand coup.
Il tira lestement de sa poche un numéro du Journal des Débats et mit le doigt sur un fait divers ainsi conçu:
«Sur l'initiative du ministre de l'intérieur, avec l'approbation du ministre des travaux publics et du directeur des douanes, la préfecture de la Seine va, dit-on, ouvrir une enquête pour le percement de la barrière des Paillassons.»
Barbedor saisit le journal à deux mains; mais ses mains tremblaient, il ne pouvait pas lire. – Il chercha ses lunettes dans la poche de sa veste.
– Paillassons!.. murmurait-il; – j'ai vu qu'il s'agissait de la barrière!
– Le pauvre vieux est repincé en grand, pensait Jean Lagard; – ma foi, va comme je te pousse!.. Qu'y faire?
C'était l'insouciance personnifiée. Du moment qu'il s'agissait d'autre chose que de donner ou de recevoir des coups, le courage lui manquait.
– C'est un bon journal, disait cependant Barbedor en lisant le titre empâté de la feuille ministérielle; – je me souviens qu'il disait de belles choses sur les droits du peuple le 30 juillet 1830.
Il épela péniblement le paragraphe que nous venons de transcrire.
– Hein! s'écria-t-il tout pâle de bonheur, – l'avais-je dit?.. Il faut faire afficher cela sur les propres piliers des deux coquines!
– Et c'est au moment où je vous apportais cette nouvelle… reprit l'habit bleu.
– On est vif, monsieur Garnier, interrompit le bonhomme. – Où donc est allé mon neveu Jean?
Celui-ci avait fait le tour de la maison et se promenait sous les marronniers.
– C'est l'enfant qui est cause de cela, reprit le bonhomme; – vous avez bien vu, pas vrai? Et dites-moi… quand et comment avez-vous obtenu la chose?
M. Garnier n'avait rien obtenu du tout. Il avait corrompu les ciseaux du Journal des Débats ; ces ciseaux coupables avaient glissé, parmi les faits divers, cette nouvelle, qui pouvait être vraie et qui, dans tous les cas, ne devait nuire à personne.
Un peu de clémence pour les ciseaux du Journal des Débats !
– Madame la marquise, répondit l'habit bleu, à qui l'absence de Jean laissait le champ libre, – a tant fait des pieds et des mains auprès du ministre…
– Mais il y a encore autre chose! interrompit Barbedor: – je vois encore une fois le mot Paillassons… nom d'un cœur! et voilà que le château de la Savate est imprimé… en toutes lettres!
L'émotion débordait de son cœur. Il tendit la main à l'habit bleu, qui la toucha légèrement et avec dignité.
– Voyons ce qu'ils disent! voyons ce qu'ils disent! reprit le bonhomme, qui rajusta ses lunettes.
Il lut:
«Beaucoup de Parisiens ignorent le nom et la position de cette barrière…»
– Des oies que ces Parisiens! grommela Barbedor entre parenthèse.
«… De cette barrière qui n'en est pas une…»
– Elle le sera, nom d'un nom!.. Je l'ai toujours dit!
«… Qui n'en est pas une. Elle consiste en un bâtiment d'aspect singulier qui fut construit en même temps que le mur d'octroi, sous Louis XVI, vers l'année 1783, sur les sollicitations des fermiers généraux. Comme toutes les autres barrières, elle a eu Ledoux pour architecte. Les plus remarquables de ces constructions sont celles de Montmartre, du Roule, du Trône, de l'Étoile, du Maine, d'Enfer et d'Italie…»
– La nôtre le sera aussi, remarquable!
«… Et d'Italie. Quant au développement total du mur d'octroi, il est de vingt-huit mille deux cent quatre-vingt-sept mètres…»
– Ça, je m'en fiche! s'interrompit Barbedor en sautant plusieurs lignes; – j'arrive au château de la Savate.
«… Un établissement… hum! hum!.. connu sous le nom du château de la Savate… rendez-vous des forts-et-adroits …»
– Il aurait bien pu mettre aussi: «Et de la bonne société!..»
«… Va se trouver sur l'alignement de la nouvelle rue des Paillassons et acquérir tout à coup une vogue extraordinaire… L'homme dévoué qui a voulu faire renaître chez nous les fêtes du gymnase antique est célèbre parmi ses confrères sous le nom de Barbedor… C'est lui qui lutta, en 1828, contre Maxwell, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, pour soutenir l'honneur des athlètes français… On assure que son crédit personnel n'est pas étranger au percement de la nouvelle barrière.»
Le bonhomme replia le journal. Il était rouge comme une pivoine et sa joie orgueilleuse l'étouffait.
– Asseyez-vous là, monsieur Garnier, dit-il, et prenez un verre d'absinthe avec moi… Ceux qui ne seront pas contents, voilà!.. Combien que ça dure, une enquête?
– Un mois… deux mois…
– Nous aurions ça au mois d'août… le temps de faire des réparations à mon immeuble… Je veux mettre la baraque sur un pied… vous verrez… Trinquons!
– Si le neveu revenait?.. objecta l'habit bleu en riant avec malice.
– Je me moque du neveu comme d'une guigne! s'écria Barbedor; – est-ce que je ne suis pas maître chez moi?
– C'est que, tout à l'heure…
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