Paul Féval - Le Bossu Volume 3
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Paul Féval
Le Bossu Volume 3 / Aventures de cape et d'épée
LES MÉMOIRES D'AURORE.
(SUITE.)
III
– La gitanita. —
«… Je pleure souvent, ma mère, depuis que je suis grande; mais je suis faite comme les enfants. Le sourire chez moi n'attend pas les larmes séchées.
»Vous vous êtes dit peut-être déjà en lisant ce bavardage incohérent: mes impressions de batailles, l'histoire des deux hidalgos, l'oncle don Miguel et le neveu don Sanche, – mes premières études dans un livre d'escrime, – le récit de mes pauvres plaisirs d'enfant, – vous vous êtes dit peut-être: «C'est une folle!»
»C'est vrai: la joie me rend folle. – Mais je ne suis pas lâche dans la douleur.
»La joie m'enivre. Je ne sais pas ce que c'est que le plaisir mondain et peu m'importe; ce qui m'attire, c'est la joie du cœur.
»Je suis gaie, je suis enfant, je m'amuse avec tout, hélas! comme si je n'avais pas déjà bien souffert…
»Il fallut quitter Pampelune, où nous commencions à être moins pauvres. Henri avait même pu amasser une petite épargne et bien lui en prit.
»Je pense que j'avais alors dix ans, ou à peu près.
»Il rentra un soir inquiet et tout soucieux. J'augmentai sa préoccupation en lui disant que, tout le jour, un homme, enveloppé d'un manteau sombre, avait fait sentinelle dans la rue sous nos croisées.
Henri ne se mit point à table. Il prépara ses armes et s'habilla comme pour un long voyage. La nuit venue, il me fit passer à mon tour un corsage de drap, et me laça mes brodequins. Il sortit avec son épée. J'étais dans des transes. Depuis longtemps, je ne l'avais pas vu si agité.
»Quand il revint, ce fut pour faire un paquet de ses hardes et des miennes.
» – Nous allons partir, Aurore, me dit-il!
» – Pour longtemps? demandai-je.
» – Pour toujours.
» – Quoi! m'écriai-je en regardant notre pauvre petit ménage, – nous allons laisser tout cela?
» – Oui, tout cela, fit-il en souriant tristement; – je viens d'aller chercher au coin de la rue un pauvre homme qui sera notre héritier… Il est content comme un roi, lui… Ainsi va le monde!
» – Mais où allons-nous, ami? demandai-je encore.
» – Dieu le sait, me répondit-il en essayant de paraître gai; – en route, ma petite Aurore… il est temps!
»Nous sortîmes. – Ici se place quelque chose de terrible, ma mère. Ma plume s'est arrêtée un instant, mais je ne veux rien te cacher.
»Comme nous descendions les marches du perron, je vis un objet sombre au milieu de la rue déserte. Henri voulut m'entraîner dans la direction des remparts; mais je lui échappai, embarrassé qu'il était par son fardeau et je m'élançai vers l'objet qui avait attiré mon attention.
»Henri poussa un cri: c'était pour m'arrêter. Je ne lui avais jamais désobéi, mais il était trop tard. Je distinguais déjà une forme humaine sous un manteau et je croyais reconnaître le manteau de la mystérieuse sentinelle qui s'était promenée sous nos fenêtres durant tout le jour.
»Je soulevai le manteau. C'était bien l'homme que j'avais vu dans la journée. Il était mort et son sang l'inondait.
»Je tombai à la renverse comme si j'eusse reçu moi-même le coup de la mort.
»Il y avait eu un combat, là, tout près de moi; car, en sortant, Henri avait pris son épée. Henri avait encore une fois risqué sa vie pour moi, – pour moi, j'en étais sûre…
»… Je m'éveillai au milieu de la nuit. J'étais seule ou du moins je me croyais seule. – C'était une chambre encore plus pauvre que celle dont nous sortions, cette chambre qui se trouve d'ordinaire au premier étage des fermes espagnoles, dont les maîtres sont de pauvres hidalgos.
»Il y avait un bruit de voix à peine saisissable dans la pièce située au-dessous, – sans doute la salle commune de la ferme.
J'étais couchée sur un lit à colonnes vermoulues. Une paillasse, recouverte d'une serpillière en lambeaux. La lumière de la lune entrait par les fenêtres sans carreaux. – Je voyais en face du lit le feuillage léger de deux grands chênes liéges qui se balançaient doucement à la brise nocturne.
»J'appelai doucement Henri, mon ami; on ne me répondit point.
»Mais je vis une ombre qui rampait sur le sol, et, l'instant d'après, Henri se dressait à mon chevet. Il me fit de la main signe de me taire et me dit tout bas à l'oreille:
» – Ils ont découvert nos traces… ils sont en bas.
» – Qui donc? demandai-je.
» – Les compagnons de celui qui était sous le manteau.
»Le mort! je me sentis frémir de la tête aux pieds et je crus que j'allais m'évanouir de nouveau.
»Henri me serra le bras et reprit:
» – Ils étaient là tout à l'heure, derrière la porte. Ils ont essayé de l'ouvrir. J'ai passé mon bras comme une barre dans les anneaux. Ils n'ont pas deviné la nature de l'obstacle. Ils sont descendus pour chercher une pince, afin de jeter la porte en dedans: ils vont revenir.
» – Mais que leur avez-vous donc fait, Henri, mon ami, m'écriai-je, pour qu'ils vous poursuivent avec tant d'acharnement?
» – Je leur ai arraché la proie qu'ils allaient déchirer, les loups! me répondit-il.
»Moi! c'était moi! je le comprenais bien. Cette pensée m'emplissait le cœur et le navrait: j'étais cause de tout. J'avais brisé sa vie. Cet homme, si beau naguère, si brillant, si heureux, se cachait maintenant comme un criminel. Il m'avait donné son existence tout entière.
»Pourquoi?..
» – Père, lui dis-je, père chéri, laissez-moi ici et sauvez-vous, je vous en supplie.
»Il mit sa main sur ma bouche.
» – Petite folle! murmura-t-il; s'ils me tuent, je serai bien forcé de t'abandonner… mais ils ne me tiennent pas encore… Lève-toi!
»Je fis effort pour obéir; j'étais bien faible.
»J'ai su depuis que mon ami Henri, harassé de fatigue, car il m'avait portée dans ses bras, demi-morte que j'étais, depuis Pampelune jusqu'à cette maison éloignée, était entré là pour demander un gîte.
»C'étaient des pauvres gens. On lui donna cette chambre où nous étions.
»Henri allait s'étendre sur une couche de paille préparée pour lui, lorsqu'il entendit un bruit de chevaux dans la campagne. Les chevaux s'arrêtèrent à la porte de la maison isolée. Henri devina bien tout de suite qu'il fallait remettre le sommeil à une autre nuit.
»Au lieu de se coucher, il ouvrit tout doucement la porte et descendit quelques marches de l'escalier.
»On causait dans la salle basse. – Le fermier en haillons disait:
» – Je suis gentilhomme et je ne livrerai pas mes hôtes!
»Henri entendit le bruit d'une poignée d'or qu'on jetait sur la table.
»Le fermier gentilhomme eut la bouche fermée.
»Une voix qu'il connaissait ordonna:
» – A la besogne et que ce soit vite fait!
»Henri rentra précipitamment et referma la porte de son mieux. Il s'élança vers la fenêtre pour voir s'il y avait moyen de fuir.
»Les branches de deux grands lièges frôlaient la croisée sans carreaux. C'était un petit potager clos d'une haie. Au delà, une prairie, puis la rivière d'Arga, que la lune montrait au travers des arbres.
»On montait l'escalier. Henri remplaça la barre absente par son bras qu'il mit en travers. On essaya d'ouvrir, on poussa, on pesa, on jura, mais le bras d'Henri valait une barre de fer:
» – Te voilà bien pâle, ma petite Aurore, reprit Henri quand il me vit levée; mais tu es brave et tu me seconderas…
» – Oh! oui!.. m'écriai-je transportée d'aise à la pensée de le servir.
»Il m'entraîna vers la fenêtre.
» – Descendrais-tu bien dans le verger par cet escalier-là? me demanda-t-il en me montrant les branches et le tronc de l'un des liéges.
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