– Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta. Je n’ai rien avancé que je ne sois en état de prouver d’irréfutable manière.
– Et vous me fournirez ces preuves?
– Oui, dit nettement Fausta.
– Vous me nommerez mon… père?
– Oui!
– Quand? madame.
– Je ne puis dire encore:… Dans un instant peut-être. Peut-être dans quelques jours seulement…
– Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et quoi qu’il advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, ma vie vous appartient…: Vous pouvez en disposer; à votre gré!
– Il s’agit d’abord de la préserver, votre vie, dit Fausta avec un gracieux sourire.
– C’est ce que je m’efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain qu’on ne me réduira pas aisément, si puissant qu’on soit.
«On» voulait dire son père.
– Je le crois aussi, dit Fausta d’un air entendu.
– Mais, reprit le Torero, pour me défendre il est certaines choses que j’ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser quelques questions?
– Faites, monsieur, et si je le puis, j’y répondrai en toute sincérité.
– Eh bien, donc, madame… comment, en quoi la jeune fille dont nous parlions tout à l’heure, la Giralda en un mot et pour la nommer, pourrait-elle être la cause de ma mort?
– À ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacrés, éclatèrent avec plus de force sur la place. Évidemment le cortège venait de déboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments par les mêmes vivats et les mêmes cris de mort.
Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva et s’approcha de son pas majestueux du balcon. Elle jeta un coup d’œil sur la place et vit qu’elle ne s’était pas trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui la regardait faire non sans surprise, et très calme:
– Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.
De plus en plus étonné, don César secoua la tête et, doucement:
– Excusez-moi, madame, dit-il, j’ai horreur de ces sortes de spectacles. Ils me révoltent.
– Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu’ils ne me répugnent pas, à moi? Croyez-vous que ce soit par cruauté malsaine ou par férocité que je suis venue à ce balcon et que je vous demande d’en approcher vous-même?
Le Torero comprit qu’en effet elle devait avoir un intérêt puissant à le faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance, il se leva et la rejoignit.
Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.
En tête caracolait une compagnie de carabins [1], l’arquebuse posée sur la cuisse. Derrière les cavaliers venait une deuxième compagnie de gens d’armes, à pied. Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le populaire et de frayer un passage à la procession.
Derrière les soldats venait une longue théorie de pénitents noirs, la cagoule rabattue, un cierge à la main. En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la cagoule comme tous les autres, portait péniblement une immense croix de métal, sur laquelle un Christ doré, de grandeur presque naturelle, étendait ses bras encloués. C’était le Christ au nom duquel les sept condamnés allaient être suppliciés… Le Christ qui avait prêché le pardon, l’oubli des injures, l’amour du prochain…
Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le De Profundis.
Après cette interminable théorie de pénitents venaient les gardes de l’Inquisition: gardes à cheval, gardes à pied, et immédiatement après le tribunal de l’Inquisition, grand inquisiteur en tête.
Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, en habits sacerdotaux, portant à bras tendus le saint sacrement, et derrière, les sept condamnés, en chemise, pieds nus, la tête découverte, à seule fin que chacun pût les contempler et les insulter à loisir, un cierge énorme à la main.
Derrière les condamnés, d’autres juges. Puis des religieux, encore des religieux, toujours des religieux, des noirs, des rouges, des verts, des jaunes, tous le visage caché sous la cagoule. Et des prêtres, des évêques, des cardinaux, en habits pompeux, et tous, tous chantant, criant, hurlant les notes funèbres du De Profundis.
Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple rangée d’arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, sombre, traînant la jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II.
À sa droite, un pas en arrière, son fils: l’infant Philippe, héritier du trône. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames, dignitaires, tous en habits de cérémonie, et puis des moines, des moines et des pénitents.
Voilà ce que vit le Torero.
Le cortège s’arrêta devant l’autel de la place.
Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux condamnés.
Un prêtre en habits sacerdotaux s’approcha de chaque condamné et lui donna un coup sur la poitrine, ce qui voulait dire qu’il était expulsé de la communauté des vivants.
Ceci au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en délire.
Alors l’évêque monta à l’autel. En même temps les condamnés étaient hissés sur le bûcher, attachés au poteau. Et la messe commença.
Lorsque l’évêque prononça les dernières paroles de l’évangile, la fumée commença de s’élever en tourbillonnant, et en même temps que la fumée, les hurlements éclatèrent:
– Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!
Alors, du haut du bûcher, une voix protesta.
C’était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche, ayant occupé une charge importante à la cour. Le Torero, qui le connaissait de vue, le reconnut aussitôt.
Et le condamné clamait:
– Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe sur ceux qui m’ont condamné! J’en appelle à…
On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlèrent furieusement le Miserere et couvrirent sa voix.
En même temps les flammes commencèrent à s’élever, vinrent doucement lécher les pieds nus des condamnés comme pour goûter à la proie qui leur était offerte. Et l’ayant trouvée à leur goût elles s’élevèrent davantage encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les happèrent.
– Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux que j’ai connu bon vivant et plein d’avenir?
Il parlait pour lui-même. Il sursauta en entendant une voix qui murmurait à son oreille (la voix de Fausta qu’il avait oubliée):
– Il a commis le crime que tu rêves de commettre!… le crime pour lequel tu seras condamné comme lui, exécuté comme lui… si je n’arrive pas à te persuader.
– Quel crime? répéta machinalement le Torero.
– Il a entretenu des relations avec une hérétique qu’il a épousée.
– Oh! je comprends!… la Giralda! la bohémienne!… Mais la Giralda est catholique!
– Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est hérétique… ou du moins notoirement connue pour telle; cela suffit.
– Elle a été baptisée, se débattit le Torero.
– Qu’elle montre son acte de baptême… elle ne le pourra. Et, le pût-t-elle, elle a vécu en hérétique, cela suffit, te dis-je, et toi qui rêves d’unir ton sort au sien; tu seras traité comme celui-ci.
Elle montrait le bûcher.
– Quel est donc l’infâme qui impose de telles lois?
– Ton père.
– Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre altéré de sang que la nature maudite me donna pour père?
Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d’un des somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de Fausta, était resté, jusque-là, inoccupé. Et voilà que les larges portes-fenêtres, donnant accès au balcon, venaient de s’ouvrir toutes grandes, et une foule de seigneurs, de nobles dames, de prêtres et de moines se montraient par les baies.
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