Et, toujours suivi des trois ordinaires, il reprit sa chasse, résolu à faire payer la déconvenue qu’il venait d’éprouver par une magistrale correction appliquée en passant au trop maladroit mendiant.
Mais il eut beau regarder et chercher dans l’ombre, le mendiant avait disparu comme par enchantement.
Pendant ce temps, Pardaillan avait dépassé la Tour de l’Or et s’était engagé dans la rue étroite et sombre où était située l’auberge de la Tour, dont il apercevait, non loin de là, le perron, faiblement éclairé de l’intérieur.
– Il faut en finir! grogna Bussi-Leclerc au paroxysme de la rage.
Pardaillan avançait insoucieusement. Derrière lui, Bussi, la dague au poing, allait de ce pas souple et silencieux qu’ont les grands félins à l’affût. Quelques pas encore le séparaient de l’homme qu’il haïssait. Il se ramassa sur lui-même et, la dague levée, il franchit d’un bond la distance en rugissant:
– Enfin! je te tiens!
À cet instant précis, une voix jeune et vibrante cria dans le silence de la nuit:
– À vous, monsieur de Pardaillan! Prenez garde!
Au même moment Bussi-Leclerc reçut une violente bourrade qui le fit trébucher dans son élan. De son côté, Pardaillan s’était jeté brusquement de côté, en sorte que le coup, au lieu de l’atteindre entre les deux épaules, ne fit que l’effleurer au bras.
En même temps, un homme jeune se plaçait au côté du chevalier et le couvrait de sa rapière. Pardaillan reconnut aussitôt cet intrépide défenseur. Il eut un sourire moitié attendri et moitié railleur, et murmura en dégainant, sans se presser:
– Don César!
El Torero, car c’était bien lui qui venait d’arriver si fort à propos pour détourner le coup de poignard de Bussi, demanda avec une anxiété qui toucha profondément le chevalier:
– Vous n’êtes pas blessé, monsieur?
– Non, mon enfant, rassurez-vous, fit doucement le chevalier.
– Par la Trinité sainte! j’ai eu peur, monsieur, dit don César.
Et il se mit à rire de bon cœur.
Pendant ce bref dialogue, Montsery, Chalabre et Sainte-Maline, qui s’étaient laissé distancer par Bussi, accouraient l’épée haute. Bussi-Leclerc lui-même qui, emporté par son élan, était allé rouler sur les cailloux pointus qui pavaient la rue, se relevait en sacrant comme un païen et tous quatre ils chargèrent avec ensemble.
Pardaillan, dès qu’il s’était trouvé l’épée à la main, en présence d’un danger matériel, bien défini, avait instantanément retrouvé toute sa vigueur et surtout ce calme et ce sang-froid qui le faisaient si redoutable dans l’action.
Il avait du premier coup d’œil reconnu à qui il avait affaire, et en voyant les quatre charger, il dit tranquillement à don César:
– Adossons-nous contre cette maison… Ces braves ne seront pas tentés de nous prendre par derrière.
La manœuvre s’accomplit avec promptitude et décision et lorsque les quatre foncèrent ils trouvèrent deux pointes longues et acérées qui les reçurent sans faiblir.
Les choses se trouvaient changées, tout au désavantage des trois ordinaires et de Bussi écumant. L’intervention soudaine et imprévue de don César faisait avorter piteusement leur coup. Il ne pouvait plus être question d’atteindre Pardaillan, et bien qu’ils fussent quatre contre deux, ils se sentaient en infériorité.
En effet, les séides de Fausta n’ignoraient pas que Pardaillan, à lui seul, était parfaitement de force à les battre tous les quatre réunis. Ils savaient qu’ils ne pouvaient l’avoir que par un coup de traîtrise.
Or, non seulement Pardaillan était maintenant sur ses gardes et leur faisait face avec sa vigueur accoutumée, mais encore, pour comble, voici qu’un inconnu, tombé ils ne savaient d’où, venait bravement seconder les efforts de celui qu’ils croyaient tenir. Et le pis est que cet inconnu de malheur paraissait manier son épée avec une maîtrise incontestable. C’était vraiment jouer de malheur.
Non seulement Pardaillan leur échappait du coup, mais encore ils auraient bien du mal à sauver leur peau, car il était évident que Pardaillan n’allait pas les ménager. Au bout du compte ils se trouvaient pris alors qu’ils croyaient prendre.
Ces réflexions, plutôt mélancoliques, traversèrent comme un éclair le cerveau des quatre compagnons. Néanmoins, comme ils étaient braves, somme toute, comme leur amour-propre se trouvait engagé, pas un instant la pensée ne leur vint d’abandonner la partie et ils attaquèrent fougueusement, résolus à se tirer très honorablement de ce mauvais pas ou à y laisser leur peau.
Cependant, de sa voix railleuse, Pardaillan disait:
– Bonsoir, messieurs!… Vous voulez donc me meurtrir un peu?
– Monsieur, fit Sainte-Maline en lui portant un coup droit, d’ailleurs paré avec une remarquable aisance, monsieur, nous vous avons averti pas plus tard que ce matin.
– C’est juste, monsieur, reprit Pardaillan, cette fois sans nulle raillerie, je me souviens… Je me souviens même si bien que, vous le voyez, je ne peux me résoudre à toucher des gentilshommes qui se sont comportés si galamment avec moi ce matin même.
En effet, chose incroyable, qui stupéfiait don César et faisait hurler Bussi, rouge de honte, étranglant de fureur, Pardaillan ne rendait aucun coup. Il avait l’œil à tout; son épée, qui paraissait animée d’une vie intelligente, se trouvait partout à la fois, mais c’était pour parer comme en se jouant et non pour attaquer. Et cela ne lui suffisant pas encore, après s’être rendu compte que don César était un second digne de lui, il lui disait de sa voix mordante:
– Cher ami, faites comme moi, ménagez ces messieurs, ce sont de braves gentilshommes.
Et le toréador, maintenant amusé, faisait comme lui, se contentait de parer, couvert d’ailleurs par l’épée étincelante et magique du chevalier qui trouvait moyen de parer même les coups destinés à son second qui, sans lui, eût été touché à deux reprises différentes.
Et Pardaillan ne disait pas un mot à Bussi. Il ne paraissait pas même l’avoir vu.
Ils étaient près du patio de l’auberge. Au bruit, la porte s’était ouverte, Cervantès était apparu dans l’entrebâillement. Il avait mis tout de suite l’épée à la main et avait voulu se ranger auprès de ses deux amis, mais le chevalier l’avait cloué sur place en disant paisiblement:
– Ne bougez pas, cher ami… Ces messieurs seront tôt lassés.
Et Cervantès, qui commençait à connaître Pardaillan, n’avait pas bougé. Mais il gardait l’épée à la main, prêt à intervenir à la moindre défaillance.
Et, à la lueur de la lune, sous un ciel constellé d’étoiles, Manuel, l’hôtelier, et des consommateurs accourus derrière Cervantès assistèrent effarés à ce spectacle fantastique de deux hommes – d’un seul homme eût-on aussi bien pu dire, tant l’épée de Pardaillan se multipliait, était à tout et partout à la fois – tenant tête à quatre forcenés, hurlant, jurant sacrant, bondissant, frappant à droite, à gauche, de la pointe, du revers des coups furieux, imperturbablement parés, jamais rendus.
Et s’adressant toujours à Chalabre, Sainte-Maline et Montsery:
– Messieurs, disait Pardaillan, de sa voix paisible, quand vous serez fatigués, nous arrêterons. Remarquez toutefois que je pourrais en finir tout de suite en vous désarmant l’un après l’autre. Mais ceci est une honte que je ne veux pas infliger à de galants hommes tels que vous.
Il faut dire, pour être juste, que les trois ordinaires, en continuant cet étrange combat, avaient compté que Pardaillan finirait par se piquer au jeu et rendrait enfin coup pour coup. Dès qu’ils virent qu’ils s’étaient trompés et que leurs adversaires s’obstinaient sans que rien pût les faire changer d’attitude, leur ardeur se refroidit considérablement, et bientôt Montsery, qui étant le plus jeune était toujours le plus primesautier dans ses mouvements, abaissa son épée en disant:
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