Pardaillan, c’était donc le déshonneur vivant de Bussi lui-même.
– Or puisque Pardaillan – et que la foudre m’écrase à l’instant même si je sais pourquoi! – s’obstine à ne pas me meurtrir, il faut bien que ce soit moi qui le meurtrisse! rageait Bussi-Leclerc, en arpentant à grands pas sa chambre.
«Oui, mais comment l’atteindre? Chaque fois que je croise le fer avec lui, mon épée, comme si la carogne trouvait le désir de montrer sa grâce et sa légèreté, s’envole d’elle-même et s’en va parader dans les nues. C’est à croire que le diable lui prête ses ailes, et au fait… j’y pense… il y aurait de la magie là-dessous que je n’en serais pas étonné.»
Et le brave Bussi, frissonnant à cette pensée d’une intervention des puissances infernales, content tout de même d’avoir trouvé cette explication, qui lui paraissait très sincèrement plausible, de ses multiples défaites, n’en continuait pas moins à chercher comment il pourrait occire Pardaillan. Et il mâchonnait furieusement:
– Tête et ventre! mort du diable! il faudra que j’en arrive là, moi, Bussi!
Bussi-Leclerc était un bretteur, un spadassin, un homme sans foi ni loi… mais il n’était pas un assassin!
Et c’était la pensée d’un assassinat qu’il traduisait par ces mots: «en arriver là», c’était cela qui l’enrageait, qui le faisait verdir de honte et le plongeait dans des accès de fureur indescriptibles.
– Et pourtant, songeait-il en sacrant et en assénant de furieux coups de poing sur les meubles, pourtant je ne vois pas d’autre moyen.
Et peu à peu cette idée d’un assassinat, contre laquelle il se révoltait, s’insinuait en lui. Il avait beau la chasser, elle revenait, tenace, tant et si bien qu’il finit par s’écrier:
– Eh bien, soit! descendons jusque-là s’il le faut!… Aussi bien, il ne m’est plus possible de continuer à vivre ainsi, et tant que cet homme vivra, la pensée de mon déshonneur m’assassinera de rage! Allons!…
Et tout en se couvrant d’injures et d’invectives, tout en se chargeant lui-même d’imprécations à faire frémir tout un corps de garde, il ceignit son épée et sa dague, s’enveloppa dans son manteau, et à grands pas, en maugréant toutes sortes de jurons et de malédictions, il s’en fut chercher les trois ordinaires qu’il emmena incontinent.
Il était environ sept heures du soir lorsqu’ils arrivèrent à l’Alcazar, où Bussi s’informa.
– Je ne crois pas que M. l’ambassadeur de S. M. le roi de Navarre soit sorti, lui répondit l’officier qu’il interrogeait.
Bussi eut un tressaillement de joie, et il songea: «Aurais-je cette bonne fortune de trouver la besogne faite? Si pourtant le maudit Pardaillan était proprement occis dans quelque recoin du palais!… Je n’en serais pas réduit à un assassinat, moi, Bussi!»
Frémissant d’espoir, il entraîna ses trois compagnons. Tous quatre se blottirent dans une encoignure de la place qu’on appelle aujourd’hui plaza del Triumfo, et ils attendirent. Leur attente ne fut pas longue. Un Peu avant huit heures, Bussi-Leclerc eut le chagrin de voir Pardaillan bien vivant traverser la place en titubant, ce qui arracha une imprécation à Bussi qui grinça:
– Par les tripes de messire Satan! non seulement ce papelard d’Espinosa l’a laissé échapper, mais encore il me semble qu’il l’a traité magnifiquement, car l’infernal Pardaillan me paraît avoir bu copieusement!
Ils lui laissèrent prudemment prendre une certaine avance, puis ils se lancèrent à sa poursuite, se glissant le long des maisons, se faufilant sous les arcades, se tapissant dans les encoignures.
Plus d’une fois déjà ils auraient pu l’assaillir et le surprendre avec des chances de succès. Mais Bussi-Leclerc manquait de résolution. Quoi qu’il en eût et malgré qu’il se couvrit littéralement d’injures variées et d’exhortations forcenées, il hésitait toujours à frapper par derrière, et lorsqu’enfin il allait agir, il constatait, non sans une secrète satisfaction que l’occasion était momentanément perdue.
Cependant, sans se douter de la poursuite dont il était l’objet, le chevalier s’était engagé sur les quais, lieu propice, s’il en fût, à l’exécution d’un mauvais coup. On eût pu croire qu’il cherchait à faciliter la besogne des assassins. La vérité est que nouveau venu dans la ville, ne connaissant que ce chemin, que lui avait indiqué Cervantès, Pardaillan, avec son habituelle insouciance du danger, n’avait pas cru devoir se mettre à la recherche d’un chemin plus sûr.
D’ailleurs il enrageait de faim et de soif et n’aspirait qu’à s’asseoir au plus tôt devant une table plantureusement garnie. Dès lors, à quoi bon perdre du temps par des voies inconnues.
Or, comme il allait d’un pas qui se faisait plus ferme et plus assuré le long des quais encombrés et déserts, une ombre, surgie d’un coin sombre, se dressa devant lui, et une voix glapit lamentablement:
– Por Christo crucificado, una limosna! (La charité, au nom du Christ crucifié!)
Tout autre que Pardaillan, à pareille heure et en pareil lieu, se fût prudemment écarté. Mais Pardaillan, en général, n’avait pas les idées préconçues de tout le monde. Dans ce cas particulier, nouvellement échappé, comme par miracle, à une mort affreuse, il eût considéré comme une mauvaise action de ne pas soulager une misère, si anormales que fussent les conditions dans lesquelles elle se présentait à lui.
Il se fouilla donc vivement. Mais ce faisant, par une habitude devenue chez lui comme une seconde nature, il étudiait d’un coup d’œil pénétrant la physionomie du mendiant nocturne.
Ce mendiant, quoi qu’il se tînt courbé humblement, paraissait taillé en athlète. Il était couvert de haillons sordides. Une rude tignasse lui couvrait le front, cependant que le bas du visage était enfoui sous un épaisse barbe noire, inculte.
Il sembla au chevalier qu’il avait déjà vu quelque part ces yeux fuyants. Mais ce ne fut qu’une impression vague et fugitive. Cette physionomie rébarbative lui parut complètement inconnue de lui et il tendit une pièce d’or au mendiant ébloui qui se courba jusqu’à terre en égrenant tout un chapelet de bénédictions.
Pardaillan, son obole donnée, passa avec un geste de vague compassion.
Dès que le chevalier eut tourné le dos, le mendiant se redressa brusquement.
Sa face humble et implorante l’instant d’avant paraissait maintenant terrible. Ses yeux étincelaient d’une joie sauvage et ses lèvres avaient ce rictus du fauve couvant sa proie. Son bras se leva dans un geste foudroyant, et une lame courte, large, acérée, jeta dans la nuit une lueur blafarde.
Les quatre assassins à la piste virent le geste imprévu – geste mortel – du mendiant. Ils s’immobilisèrent, se tapirent dans l’ombre, témoins muets et haletants du meurtre qui allait s’accomplir sous leurs yeux. Et Bussi-Leclerc, dans un accès de joie délirante, hoqueta:
– Mort du diable! s’il nous débarrasse de Pardaillan, la fortune de ce mendiant est faite!
Au même instant, le chevalier pensait:
– Où diable ai-je vu ces yeux-là?… Et cette voix!… Il me semble l’avoir entendue déjà!…
Et, machinalement, il se retourna.
Le bras armé du mendiant ne retomba pas. Il se courba plus bas que jamais et nasilla éperdument:
– Mil gracias, señor!… Muchas gracias, señor!… (Grand merci, seigneur!)
Pardaillan n’avait rien remarqué. Il reprit sa route en haussant les épaules et murmura à part lui:
– Bah! tous ces mendiants se ressemblent ici!
Bussi-Leclerc, lui, eut un juron furieux et gronda:
– Brute!… Il le laisse échapper!
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