– Excusez-moi, monsieur, fit-il doucement, je crois que j’ai pris la fièvre… là… dans ces couloirs.
– Cela se voit, dit l’officier, toujours souriant et aimable.
Et il ajouta avec un empressement qui paraissait sincère:
– Désirez-vous que je fasse appeler un médecin de Sa Majesté?
– Mille grâces, monsieur, fit Pardaillan avec cette exquise urbanité qui, chez lui, avait tant de prix. Je me sens mieux… Ce ne sera rien.
Et à part lui, il murmura entre haut et bas:
– Puisse ma carcasse être dévorée par les chiens si je comprends rien à ce qui m’arrive!
À ce moment une voix, qu’il reconnut aussitôt, dit avec calme:
– Ne vous avais-je pas donné ma parole que vous pourriez sortir comme vous étiez entré?
– Espinosa! gronda Pardaillan. Mais d’où sort-il donc?
Le grand inquisiteur, en effet, paraissait avoir surgi de terre.
Pardaillan s’approcha d’Espinosa jusqu’à le toucher et, les yeux flamboyants, avec ce calme glacial qui, chez lui, était l’indice d’une colère blanche refrénée à force de volonté, il lui dit en plein visage:
– Vous arrivez à propos, monsieur. Il me semble que nous avons un compte à régler!
Espinosa ne broncha pas. Ses yeux ne se baissèrent pas devant l’éclair qui jaillit des prunelles du chevalier. Avec ce calme imperturbable qui lui était particulier, il reprit paisiblement:
– Si vous ne m’aviez pas fait l’injure de douter de cette parole, si vous aviez passé avec confiance au milieu des troupes, comme vous venez de le faire, un peu tard, vous n’auriez pas vécu ces quelques heures de transes mortelles. C’est une leçon que j’ai voulu vous donner, monsieur. En même temps, c’est un avertissement. Rappelez-vous que, quoi que vous fassiez, quelles que soient les apparences, vous serez, dans cette ville immense, en mon pouvoir et dans ma main, comme vous l’avez été dans ce palais.
Et avec un accent où perçait, comme malgré lui, une sorte d’intérêt:
– Croyez-moi, monsieur de Pardaillan, vous êtes l’homme des luttes épiques sous le soleil éclatant, face à face et les yeux dans les yeux. Mais vous n’entendez rien à ces luttes sournoises et tortueuses, dans l’ombre et les ténèbres. Rentrez chez vous, en France, monsieur de Pardaillan; ici vous serez broyé, et vraiment j’en aurais du regret, car vous êtes un brave.
Pardaillan allait répliquer vertement. Déjà Espinosa avait disparu sans qu’il eut discerné par où ni comment, le laissant ébahi de cette disparition soudaine autant que de tout ce qui venait de lui arriver.
XVII OÙ BUSSI-LECLERC VERSE DES LARMES
Pardaillan était entré dans le palais à neuf heures du matin. Quand il en sortit, la nuit était venue.
Comme on était en été, à une époque où les jours sont encore longs, il calcula mentalement qu’il avait dû passer de huit à neuf heures à errer dans les couloirs et les souterrains, et sur ces huit à neuf heures, il en avait bien passé trois ou quatre dans le cercueil.
– Je voudrais bien voir la figure que ferait M. d’Espinosa si on lui infligeait pareil supplice, maugréait-il en s’éloignant à grands pas. La nasse métallique où m’enferma, l’an passé, la douce Fausta, comparée au séjour que je viens de faire, était un lieu de délices. Cordieu! l’horrible invention! Comment ne suis-je pas devenu fou? Est-il possible que des êtres humains puissent avoir l’idée d’infliger de tels supplices à leurs semblables?… Décidément, M. mon père avait grandement raison, lorsqu’il me disait: «L’humanité, chevalier, n’est qu’un vaste troupeau de loups. Malheur à l’honnête homme qui s’aventure au milieu de ce troupeau! Il sera déchiré, dévoré, mis en pièces!…»
Et c’était admirable que cet homme pût garder une telle lucidité d’esprit après une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les cerveaux les plus fermes.
Cependant on ne supporte pas impunément de telles secousses sans que le physique s’en ressente un peu. Si Pardaillan, avec cette force de caractère qui faisait de lui un être vraiment exceptionnel, avait pu reconquérir assez de calme et de sang-froid pour philosopher non sans ironie, il n’avait pu retrouver avec la même facilité ses forces épuisées.
Il était livide, avec quelque chose de hagard au fond des prunelles, et il marchait en titubant comme un homme ivre.
Et tout en se hâtant par les rues désertes et obscures, car la nuit était tout à fait venue, il bougonnait:
– C’est la faim qui m’affaiblit et me fait tituber ainsi. Maître Manuel, la perle des hôteliers d’Espagne, n’aura, je crois, jamais assez de provisions dans son auberge de La Tour pour apaiser la fringale qui me dévore.
Et il rédigeait mentalement un de ces menus à faire reculer Gargantua lui-même.
Si Pardaillan eût été moins affamé, moins déprimé physiquement, il se fût sans doute aperçu que depuis sa sortie du palais quatre ombres s’étaient attachées à ses pas et le suivaient à distance respectueuse avec une patience inlassable.
Mais Pardaillan, nous l’avons dit, ne rêvait pour le moment que ripaille et beuverie. La vérité nous oblige à dire qu’il en avait réellement besoin. Aussi, plus la route lui paraissait longue et pénible, et plus s’allongeait le menu qu’il élaborait dans sa tête.
Mais si le chevalier ne remarqua rien, nous qui savons, nous avons pour devoir de renseigner le lecteur, et c’est pourquoi nous le prions de revenir quelques heures en arrière, au moment précis où Bussi-Leclerc quittait Fausta, bien décidé à occire Pardaillan après s’être fait attribuer le commandement des trois ordinaires.
Bussi-Leclerc était un maître en fait d’armes dont la réputation était solidement établie par plus de vingt duels où il avait toujours blessé ou tué son homme… sans compter ses innombrables assauts avec tous les maîtres prévôts, spadassins et traîneurs de rapière les plus réputés, assauts dont il était toujours sorti vainqueur.
Cette réputation de maître invincible, c’était l’orgueil, la gloire, l’honneur de Bussi-Leclerc. Il y tenait plus qu’à tout. Pour maintenir intacte cette réputation, il eût sans hésiter sacrifié sa fortune, sa situation politique, sa vie et son honneur même.
Or, cette réputation avait lamentablement sombré le jour où Pardaillan l’avait, comme en se jouant, désarmé devant témoins.
Désarmé! lui! Bussi-Leclerc l’invincible! Il en avait pleuré de rage et de honte.
Le plus terrible, c’est qu’après avoir subi cette douloureuse humiliation, il avait longuement et savamment étudié la passe dans la solitude de la salle d’armes. Et sûr enfin de tenir à fond le coup préalablement et victorieusement expérimenté sur tout ce qui avait un nom dans l’art de manier une épée, il s’était à différentes reprises mesuré avec son vainqueur – une fois même, dans des conditions étranges et fantastiques, toutes à son avantage à lui, Bussi-Leclerc – et, dans toutes ces rencontres, il s’était fait honteusement désarmer.
La dernière mésaventure de ce genre lui était arrivée récemment, en Espagne même, au moment où ayant rejoint Fausta, il s’était inopinément heurté à Pardaillan, qu’il avait bravement attaqué. Car Bussi était brave, très brave.
Cette mésaventure lui avait été plus douloureuse encore que les précédentes, parce qu’à la suite de cette rencontre – la quatrième – qu’il était venu chercher si loin, il avait dû s’avouer lui-même que jamais il n’arriverait à toucher ce diable d’homme qui, par surcroît, se faisait un malin plaisir de le ménager.
Car Bussi-Leclerc, ne pouvant parvenir à toucher l’infernal Pardaillan, en était arrivé à désirer qu’un coup mortel l’étendît raide sur le carreau, lui, Bussi, préférant la mort à ce qu’il considérait comme un déshonneur.
Читать дальше