– Mordiable! je ne saurais continuer la lutte dans ces conditions.
Et il rengaina sans attendre l’assentiment de ses compagnons.
Comme s’ils n’eussent attendu que ce signal, Chalabre et Sainte-Maline firent de même, et s’inclinant galamment:
– Nous rougirions de nous obstiner, fit Sainte-Maline.
– D’autant que cela pourrait aller longtemps ainsi, ajouta Chalabre.
Pardaillan attendait sans doute ce geste, car il répondit gravement:
– C’est bien, messieurs.
Alors, alors seulement, il parût apercevoir Bussi qui ne désarmait pas, lui, et écartant d’un geste don César, il marcha droit à l’ancien gouverneur de la Bastille. Et tandis qu’il avançait avec un calme terrible, parant toujours, Bussi reculait. Et en reculant, Bussi, les yeux exorbités fixés sur les yeux de Pardaillan, y lisait le sort qui l’attendait, et dans son esprit en délire, il clama:
– Ça y est!… Il va me désarmer encore… toujours!…
Et cela lui parut inéluctable. Il comprit si bien que rien au monde ne saurait lui épargner cette dernière humiliation qu’il sentit son cerveau chavirer. Il eut autour de lui ce regard angoissé de la bête aux abois. Brusquement il baissa la pointe de sa rapière et râla dans un sanglot atroce:
– Pas ça! pas ça!… Tout, hormis ça!…
Alors Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, qui n’aimaient pas Bussi-Leclerc, mais du moins rendaient hommage à sa bravoure indomptable, virent avec une émotion poignante le spadassin jeter lui-même son épée à toute volée derrière lui et se ruer tête baissée sur la pointe de la lame de Pardaillan, en hurlant désespérément:
– Tue-moi!… Mais tue-moi donc!
Si Pardaillan n’avait écarté précipitamment son fer, c’en était fait de Bussi-Leclerc.
Alors, voyant que Pardaillan dédaignait de le frapper, Bussi-Leclerc, comme un fou, s’arracha les cheveux, se meurtrit la figure à coups d’ongles et criant:
– Oh! démon! il ne me tuera pas!…
Pardaillan s’approcha de lui jusqu’à le toucher, et avec un accent où il y avait plus de tristesse que de colère:
– Non, je ne vous tuerai pas, Jean Leclerc.
Et Bussi se mordit les poings jusqu’au sang, car en l’appelant Leclerc tout court Pardaillan lui infligeait encore une humiliation cuisante. On sait, en effet, que le maître d’armes s’appelait Leclerc simplement, et que, de son autorité privée, il avait ajouté à son nom celui de Bussi, en mémoire du fameux Bussi d’Amboise. Or, Jean Leclerc, devenu Bussi-Leclerc, tenait essentiellement à ce qu’on lui donnât ce nom qu’il se targuait, non sans orgueil, d’avoir illustré – à sa manière. Et s’il acceptait encore qu’on l’appelât Bussi, en revanche il ne tolérait pas qu’on l’appelât Leclerc.
Pardaillan, impassible, reprit:
– Je ne vous tuerai pas, Leclerc, et pourtant j’en aurais le droit… À chacune de nos rencontres, vous avez voulu me tuer. Moi, j’ai toujours agi sans haine avec vous… Je me suis contenté de parer vos coups et de vous désarmer, ce que vous ne pouvez me pardonner. Je vous ai connu geôlier et j’ai été votre prisonnier. Je vous ai vu sbire et vous avez voulu me faire arrêter, sachant que ma tête était mise à prix. Aujourd’hui, vous avez descendu un échelon de plus dans l’ignominie [18]et vous avez voulu m’assassiner, lâchement, par derrière. Oui, certes, j’aurais le droit de vous tuer, Jean Leclerc!
– Mais tue-moi donc! répéta Bussi affolé.
Pardaillan secoua la tête et, froidement:
– Je comprends votre désir, dit-il, mais ce serait vraiment trop simple… et au surplus je ne suis pas un assassin, moi! Mais pour tant de férocité, unie à tant de félonie contre moi qui ne vous ai jamais rien fait… si ce n’est d’exercer vos jambes… j’ai droit à plus et à mieux que le coup de dague que vous implorez. Or ma vengeance, la voici: je vous fais grâce, Leclerc… Mais sachez-le bien, si vous aviez eu le courage d’affronter mon fer, si vous m’aviez combattu loyalement, vaillamment, comme un gentilhomme, cette fois-ci je ne vous eusse pas désarmé et peut-être même vous eussé-je fait la grâce de vous toucher… Mais vous vous êtes désarmé vous-même. Leclerc, vous vous êtes dégradé vous même… Restez donc ce que vous avez voulu être.
Bussi fit entendre un râle étouffé et se boucha les oreilles avec ses deux poings, pour ne plus entendre la voix implacable qui reprenait:
– Allez donc, Leclerc, je vous fais grâce de la vie, à seule fin que vous puissiez vous répéter votre vie durant: après avoir été geôlier et pourvoyeur de bourreau, Leclerc s’est ravalé au rang d’assassin. Après s’être fait assassin, Leclerc s’est jugé indigne de croiser le fer avec un gentilhomme et s’est désarmé lui-même. Allez!
Pardaillan aurait pu continuer longtemps sur ce ton, mais Bussi-Leclerc en avait entendu plus qu’il n’en pouvait supporter. Bussi-Leclerc, qui s’était jeté courageusement sur le fer de Pardaillan ne put endurer plus longtemps le supplice de ces injures débitées posément, d’une voix presque apitoyée. Il prit sa tête à deux mains et, se martelant le front à coups de poings furieux, il s’enfuit en hurlant comme un chien qui hurle à la mort.
Quand il eut disparu, Pardaillan, se tournant vers les trois ordinaires, pâles et raides d’émotion contenue:
– Messieurs, fit-il en saluant de son geste le plus gracieux, parce que, me croyant en fâcheuse posture, vous avez eu, ce matin, la généreuse pensée de m’offrir vos services, je n’ai pas voulu, ce soir, vous traiter en ennemis et vous tuer, ainsi que je pouvais le faire. Mais, ajouta-t-il, d’un ton plus rude et en fronçant le sourcil, mais n’oubliez pas que je me crois dégagé envers vous maintenant… Évitez, messieurs, de vous heurter à moi… N’ayant plus de raison de vous ménager, je me verrais contraint de vous meurtrir, ce dont j’aurais du regret, croyez-le bien.
Les témoins de cette scène écoutaient avec un ébahissement profond cet homme extraordinaire qui, attaqué à l’improviste par trois braves, lesquels ne paraissaient certes pas manchots, osait leur dire en face, sans forfanterie, comme la chose la plus naturelle du monde, qu’il n’avait pas voulu les tuer. Et ce qui redoubla leur ébahissement, ce fut de voir ces trois braves accepter ces paroles sans protester et comme l’expression de la plus rigoureuse vérité, car ils se contentèrent de saluer gracieusement.
– Nous reconnaissons volontiers que vous avez agi de fort galante façon avec nous, dit Sainte-Maline.
– Trop galamment même, ajouta Chalabre, car vous ne nous devez rien, monsieur, quoi qu’il vous plaise de dire.
– Quant à ne plus nous heurter à vous, je crains fort, monsieur, que nous ne puissions vous donner satisfaction sur ce point, dit Montsery en montrant ses dents blanches dans un sourire.
– Dis plutôt, Montsery, qu’il est certain que nous nous rencontrerons encore, monsieur et nous, puisque, aussi bien, nous ne sommes venus en Espagne que dans cette intention.
Pardaillan écoutait très gravement, en approuvant de la tête, et Sainte-Maline ajouta encore:
– Croyez bien, monsieur, que nous ferons de notre mieux pour vous épargner le regret de nous tuer.
– Ajoute, Sainte-Maline, que si M. de Pardaillan veut bien nous dire qu’il éprouverait un certain regret à nous enlever la vie, nous serions, nous, franchement désolés de la perdre, conclut Montsery.
Et ils éclatèrent de rire.
– Au revoir, monsieur de Pardaillan!
– Nous vous laissons le champ libre.
– À vous revoir, messieurs, répondit Pardaillan, toujours grave.
Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se prirent par le bras et s’éloignèrent en riant très fort, en plaisantant tout haut, ainsi qu’il était de bon ton pour des mignons.
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