– Maintenant, suivez-moi au cimetière…
Picouic, poussé par une curiosité mêlée d’une épouvante superstitieuse, se glissa vers le rideau de cyprès. Le soir enveloppait maintenant la colline Montmartre, et les premières étoiles commençaient à clignoter dans un ciel pâle. Deux ou trois torches s’allumèrent, et ce fut à la lueur de ces torches que Picouic put assister au travail bizarre qui se faisait dans le cimetière.
Quelques ouvriers, en effet, allaient de tombe en tombe, se baissaient se relevaient, allaient plus loin.
– Par saint Magloire! murmura Picouic en suant de terreur, quelle besogne est-ce là?…
Tout simplement, ces gens cueillaient les dernières fleurs poussées sur les tombes, roses d’automnes pâles et morbides qui commençaient à s’effeuiller au souffle des premières brises froides.
Si Picouic eût été esprit poétique, il eût pu se demander à quoi devaient servir ces fleurs cueillies sur des tombes… à quelle mourante ou à quelle morte elles étaient destinées. Mais Picouic s’étonnait, et voilà tout. D’ailleurs, son attention à ce moment était sollicitée par un groupe d’ouvriers qui, tandis que leurs camarades arrachaient des roses, accomplissaient un autre travail.
Au centre du cimetière s’élevait en effet une grande croix de bois qui étendait dans l’ombre ses larges bras moussus, verdis par l’eau du ciel… C’était cette croix que déplantaient les travailleurs nocturnes, à la lueur des torches.
«Pourquoi arrache-t-on cette croix? se demanda Picouic.»
Il ne tarda pas à le savoir. La croix fut transportée sur l’esplanade qu’on venait de si bien nettoyer, et on la dressa debout contre le mur du pavillon, près de la porte.
– Creusez là le trou! commanda alors l’abbesse.
L’endroit qu’elle désignait était juste en face de la porte de derrière le pavillon, et à quelques pas sur le flanc de la stalle de marbre. La croix fut alors portée au trou qui venait d’être creusé, et essayée: elle s’y tenait parfaitement debout, et l’ayant déplantée, les travailleurs de cette scène nocturne la couchèrent sur le sol. En sorte qu’il sembla à Picouic qu’il n’y avait plus qu’à attacher ou à clouer un condamné sur l’instrument de supplice, et à dresser ensuite cette croix en la plantant dans le trou, pour transformer la colline de Montmartre en un Golgotha funèbre.
Quand tous ces préparatifs furent achevés, les ouvriers macabres disparurent, et l’abbesse elle-même regagna les bâtiments de l’abbaye.
Pour si peu disposé à la rêverie que fût Picouic, il demeura longtemps à la même place, se demandant s’il ne rêvait pas. La lune qui se levait lui montra l’esplanade, l’estrade de marbre, la stalle surmontée de son dais, la croix couchée, autour de laquelle, par un trait qui tenait plutôt des mystères païens, on avait enroulé une guirlande de fleurs… des roses arrachées au cimetière des nonnes.
Non il ne rêvait pas… Il essuya la sueur qui coulait à grosses gouttes, sur son visage et murmura:
– Pour qui cette croix?…
Ne trouvant aucune réponse à cette question, il regagna l’endroit où il avait laissé Croasse et le trouva étendu dans l’herbe. Picouic avait son idée, comme on va voir. Il frappa sur l’épaule de son compagnon qu’il croyait endormi. Mais si Croasse dormait, il ne dormait que d’un œil; il poussa un gémissement.
– Il faut fuir, dit Picouic.
Croasse reconnaissant la voix de son compagnon, se releva, instantanément rassuré.
– Fuir? s’écria-t-il. Attendons au moins le jour, et achevons la nuit dans l’enclos.
Picouic jeta un coup d’œil vers le bâtiment où Violetta était enfermée, et le vit éclairé. Alors il songea à ces six hommes armés qui étaient venus prendre position dans l’enclos. Et ce souvenir se juxtaposa pour ainsi dire à celui des préparatifs sinistres auxquels il avait assisté derrière le pavillon…
– Oh! murmura-t-il, est-ce que ce serait possible?…
– Quoi donc? As-tu vu quelque chose? fit Croasse en regardant avec inquiétude autour de lui.
– Rien. Fuyons, si nous pouvons. Quant à l’enclos, il n’y faut pas songer, il est gardé…
Croasse, sans plus d’objection, suivit machinalement son compère qui, traversant avec rapidité le terrain de culture, parvint au mur d’enceinte.
– Cher ami, dit alors Picouic, colle-toi contre ce mur, tu feras la courte échelle; grâce à Dieu, si tu as gagné en épaisseur, tu n’as rien perdu en hauteur; j’espère donc en grimpant de tes mains sur tes épaules, atteindre le faîte de ce mur, après quoi, je te hisserai en haut et nous n’aurons qu’à nous laisser tomber de l’autre côté.
Croasse répondit:
– Le conseil est bon. Hâtons-nous donc…
Et il prit aussitôt la position indiquée par Picouic, lequel en quelques instants se trouva hissé sur les épaules du haut desquelles il put en effet atteindre, non sans peine, le sommet du mur sur lequel il s’assit à cheval.
– À mon tour, dit Croasse, penche-toi et me tends les mains.
– Excellent moyen de me faire retomber à l’intérieur, dit tranquillement Picouic; tâche de trouver une issue: quant à moi, il faut que je parte à l’instant; mais sois tranquille, je reviendrai te délivrer.
Là-dessus, laissant son compagnon stupéfait, effaré et épouvanté, Picouic se suspendant par les mains, se laissa tomber de l’autre côté du mur et se mit à descendre bon train la colline.
Or, dans cette soirée même, un cavalier qui venait de franchir la Porte-Neuve un peu après le coucher du soleil se dirigeait au pas de son cheval vers le moulin de la butte Saint-Roch, où nous avons eu naguère occasion de conduire le lecteur. Moulin abandonné maintenant, silencieux, jamais éclairé la nuit, et dont les ailes jamais ne tournaient sous la brise du jour. Parvenu au pied de la butte Saint-Roch, le cavalier descendit de sa monture, qu’il attacha à un arbre et se mit à monter vers le moulin.
– Halte-là! fit une voix tout à coup.
Un homme armé d’un poignard et d’un pistolet surgit d’une haie et braqua le canon de son arme sur le cavalier qui, pour toute réponse, montra sa main à un doigt de laquelle brillait un anneau d’or.
– C’est bien, passez, dit alors respectueusement la sentinelle après avoir jeté un coup d’œil sur l’anneau.
Par trois fois encore avant de pouvoir pénétrer dans le moulin, le cavalier fut arrêté de cette façon, et à chaque fois, grâce à l’anneau, signe mystérieux devant lequel on s’inclinait avec un respect qui tenait de la vénération, il put continuer son chemin. Dans le moulin, on l’introduisit dans une pièce bien éclairée dont les fenêtres étaient soigneusement dissimulées sous des rideaux épais, afin que du dehors nul ne pût voir la lumière.
À cette lumière, quelqu’un qui se fût intéressé aux faits et gestes du cavalier, eût reconnu en lui l’un des principaux acolytes de Fausta, celui-là en qui elle avait placé toute sa confiance et qui remplaçait Farnèse dans la hiérarchie nouvelle instituée par la sombre conspiratrice.
C’était le cardinal Rovenni. C’était celui-là qui, dans le palais de Fausta, avait lu l’acte d’accusation contre Farnèse et maître Claude. Il portait un costume de gentilhomme armé en guerre.
Dans la pièce où il venait de pénétrer, un vieillard était assis, enfoui au fond d’un vaste fauteuil de bois sur une pile de coussins. Courbe, replié sur lui-même, très pâle, secoué par des accès de toux, le vieillard semblait bien près de sa fin. Le cardinal Rovenni s’approcha du fauteuil, se courba, s’inclina, s’agenouilla et murmura:
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