– Cela m’a échappé… mais pas un mot!… Mettez que je n’aie rien dit… car si on savait… poursuivez, mon bon ami, poursuivez…
– Eh bien!, Saint-Père, je disais que rien ne serait plus facile que de profiter de cette réunion…
– Mais Guise? interrogea le pape dans l’œil duquel s’alluma un éclair. Rovenni eut un sourire de triomphe.
– Le duc de Guise, dit-il, doit venir à cette cérémonie avec ses gentilshommes et ses gens d’armes… Il doit en être prévenu à une certaine heure précise, ni trop tôt ni trop tard… Or, savez-vous qui doit le prévenir?… C’est moi, Saint-Père!
– Eh bien! fit le pape comme s’il n’eût pas déjà compris.
– Eh bien! je ne le préviendrai pas, voilà tout!…
Sixte Quint leva ses bras au ciel et murmura:
– Mon Dieu, c’est un grand bonheur que vous avez fait à votre serviteur et à votre Église en me ramenant ce digne, ce brave, cet excellent Rovenni un instant égaré… La tiare conviendra merveilleusement à cette noble tête… de traître, de judas, d’imposteur!
Ces trois derniers mots, le pape les prononça en lui-même, et Rovenni rayonnant, demeura sous l’impression qu’avait voulu produire le vieillard.
– Toute la question, reprit le cardinal, est de savoir si Votre Sainteté pourra…
– Rassurez-vous, mon cher ami. Pour cette circonstance, Dieu fera un miracle et me rendra les forces nécessaires. D’ailleurs je dispose de quelques hommes décidés… je serai bien escorté…
– Et vous pouvez ajouter, Saint-Père, que grâce à moi, la plupart des conspirateurs sont maintenant indécis, hésitants, et qu’il faudrait bien peu de chose pour les ramener à vous…
– Bien, mon ami… bien… Et où doit avoir lieu cette réunion?… Dans Paris?…
– Non, heureusement: dans un endroit solitaire, écarté, assez éloigné de Paris pour permettre d’agir sans avoir à craindre d’intervention des ligueurs: à l’abbaye de Montmartre.
– Va bene:… J’enverrai en avant un homme à moi qui vous portera mes instructions. Arrangez-vous pour qu’il puisse entrer…
– À quoi le reconnaîtrons-nous, Saint-Père?…
– Il portera au doigt un anneau semblable à celui que je vous ai donné… Il ne vous restera plus, mon bon Rovenni, qu’à me prévenir du jour…
– C’est de cela que je suis venu vous informer, Saint-Père…
– Et c’est?
– Demain! fit Rovenni triomphant. Si demain vers dix heures du matin, Votre Sainteté entre à l’abbaye de Montmartre, elle y trouvera rassemblés autour de la révoltée les cardinaux qui persistent encore en ce schisme étrange.
Un imperceptible tressaillement agita le vieillard. Rovenni s’était levé, et ce ne fut pas sans angoisse qu’il demanda:
– Moi, et ceux qui sont prêts à rentrer dans le devoir, devons-nous attendre Votre Sainteté?
– Oui, dit nettement Sixte Quint. Lors même que je serais plus malade encore, Dieu fera un miracle… j’irai!
– Ainsi donc, Saint-Père, nous vous attendrons. Et nous attendrons d’abord l’homme porteur de l’anneau, que Votre Sainteté doit nous envoyer…
– Et vous lui obéirez comme à moi-même, dit le pape qui leva sa dextre pour bénir.
Le cardinal Rovenni tomba à genoux, reçut la bénédiction, puis, se relevant, sortit du moulin. Au bas de la butte Saint-Roch, il retrouva son cheval où il l’avait laissé. Il se hissa sur la selle et reprit au pas le chemin de la Porte-Neuve. Mais comme il allait tourner le sentier, il s’arrêta, considéra le moulin qui se profilait sur le front pâle de la nuit et murmura:
– Pape!… Avant deux mois je serai pape!… Il croit qu’il en a encore pour six mois… Mais il faudrait vraiment un miracle… et nous ne sommes plus au temps des miracles!…
Là-dessus, le cavalier se dirigea vers le pont-levis, et sans doute il avait quelque mot d’ordre, car à son appel le pont s’abaissa, la porte s’ouvrit… bientôt le cardinal Rovenni se perdit dans Paris.
À peine le cardinal était-il sorti de la pièce où M. Peretti l’avait reçu, que le vieillard affaissé dans son fauteuil redressa sa taille, puis se releva et ricana:
– C’est trop facile décidément de jouer les hommes! Avec une promesse, on leur ferait trahir Dieu… Judas! Imposteur!… Toi, pape!… Allons donc!… Et puis… patience! je ne suis pas mort!… Six mois?… Six ans!… Patience, par la Madone, patience, mon bon Rovenni, mes dignes traîtres!… que je vous amène seulement à Rome… et je me charge de vous enterrer tous avec les honneurs qui vous sont dus, sacripants!… Holà, Cajetan!…
En appelant ainsi, le pape frappa d’un marteau d’argent sur un timbre. Cajetan, l’intime et le véritable confident de Sixte, Cajetan que nous avons entrevu un instant au début de cette histoire dans l’hôtel de Catherine de Médicis, Cajetan donc apparut aussitôt.
– Combien d’hommes avons-nous? demanda le pape: j’entends des hommes d’armes.
– Vingt… que l’on peut porter à trente-cinq en armant les laquais.
– Les vingt suffiront. Qu’ils se tiennent prêts à m’escorter demain. Et quant à toi, Cajetan, je vais te confier une mission où tu risques peut-être ta vie…
– Ma vie appartient au Seigneur et à mes supérieurs, dit Cajetan.
– Bon! Tu me précéderas donc, tu entreras dans l’endroit que je vais te désigner: tu y trouveras une femme… cette femme, en mon nom et au nom de Dieu, tu lui mettras la main à l’épaule et tu l’arrêteras…
– Je l’arrêterai, dit froidement Cajetan. Qui est cette femme?
– Fausta, répondit Sixte.
Vers huit heures du matin, le prince Farnèse attendait dans la maison de la place de Grève l’envoyé de Fausta. Maître Claude, sombre et pensif, allait et venait lentement. Botté, cuirassé de buffle, le grand manteau de voyage agrafé aux épaules, il était prêt pour le départ. Parfois, sa main, machinalement, s’arrêtait à l’aumônière de cuir qu’il portait suspendue à son ceinturon. L’aumônière contenait un petit flacon; dans le flacon, il y avait du poison.
«Pourtant, songeait Maître Claude, il ferait bon vivre dans ce bonheur qui va commencer pour elle et qui pourrait recommencer pour moi. Qu’ai-je fait de mal? Est-ce ma faute si mon père et le père de mon père ont été bourreaux et s’ils m’ont transmis leur fonction? N’ai-je pas réparé autant qu’il fut en mon pouvoir? Et lorsque le divin sourire de l’enfant me fit comprendre l’horreur de tuer, n’ai-je pas renoncé à être bourgeois notable en même temps que je déposais la hache?… Tout cela est bel et bon… je n’en suis pas moins l’ancien bourreau de Paris. M. le duc d’Angoulême, s’il apprend la chose, verrait des taches de sang sur les mains de la petite, parce que je les ai tenues dans mes mains… Tandis que moi mort… oui… mais pas avant de la voir vraiment en sûreté, heureuse et libre… et alors… petit flacon de mon aumônière, tu feras ton office!…»
Le prince Farnèse, assis près de la fenêtre ouverte, contemplait sans terreur cette Grève dont si souvent il avait détourné son regard, épouvanté par les souvenirs qu’elle évoquait. Plus de malheur! Plus de désespoir! Il allait revoir Léonore et Violetta, partir avec elles, les emmener en Italie.
Ce fut avec un sourire enjoué qu’il reporta ses yeux sur la robe rouge, sur les insignes cardinalices qu’il avait revêtus selon la recommandation de Fausta. Cette robe, il allait la dépouiller pour toujours! Dans quelques heures, il ne serait plus le cardinal-évêque de Parme et Modène, mais simplement le prince Farnèse… un homme comme un autre que n’enchaînaient plus les vœux, qui avait le droit d’aimer… d’être époux et père!
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