– Oh!… mais… vous parlez comme si ma mère n’était pas morte depuis de longues années déjà… mais c’est une folie… une imagination que je me crée?
– Dites-moi, mon enfant, reprit Fausta sans répondre, est-ce que votre père vous parlait souvent de votre mère?…
– Jamais, madame…
Fausta eut un tressaillement de joie.
– Sans doute mon pauvre père cherchait à écarter de lui de pénibles souvenirs: sans doute il souffrait cruellement de la mort de notre mère… c’est du moins l’explication que me donnait ma sœur…
– Et si je vous disais qu’il y a une autre explication plus naturelle, plus juste au silence de votre père?… Si je vous disais que votre mère n’est pas morte, mais simplement disparue?…
– C’est un rêve! murmura Jeanne en secouant la tête.
– Pourquoi un rêve?… Écoutez-moi!… Supposez qu’à la suite d’une grande terreur, votre mère soit tombée malade… Supposez qu’elle soit… par exemple… devenue folle…
Jeanne frémissait de tout son être. Elle entendait. Elle écoutait. Et elle se refusait à croire à la réalité de la minute qu’elle vivait à ce moment.
– Si cela est, continua Fausta, si votre mère, à la suite de quelque catastrophe, a perdu la raison; si votre père a désespéré de la guérir, si enfin dans un accès de sa folie, elle a disparu, et si votre père, après l’avoir longtemps cherchée, a dû renoncer à la retrouver, n’est-il pas naturel qu’il vous ait fait croire qu’elle était morte?…
– Madame!… madame! balbutia la jeune fille, c’est moi qui crains de devenir folle en ce moment!…
– Eh bien, Jeanne, tout ce que je viens de vous dire est l’exacte vérité!…
– Impossible! oh! impossible!…
– Cela est pourtant! reprit Fausta avec force.
Jeanne tomba à genoux et se prit à sangloter doucement. Claudine de Beauvilliers avait assisté à cette scène avec satisfaction. Elle se demandait avec une sorte d’épouvante quel but poursuivait cette femme. Mais si nous avons donné à l’abbesse le juste tribut de notre admiration, force nous est d’avouer maintenant qu’elle était trop éblouie par la perspective des deux cent mille livres pour songer à approfondir les actes et les projets de sa terrible protectrice. Fausta se pencha vers Jeanne Fourcaud, la releva et lui dit doucement:
– Ne pleurez pas, pauvre petite… Ou plutôt… oui, pleurez… car votre mère, hélas! n’est pas encore guérie… Seulement je sais, moi, le moyen de lui rendre la raison… C’est de vous conduire à elle… C’est vous, vous seule, qui pouvez guérir votre mère…
XIII FIN DE LA VIE DE COCAGNE
Quelques jours se passèrent et l’on arriva à la veille de ce vingt-et-unième d’octobre où Fausta devait détruire d’un seul coup ses ennemis, ou plutôt (puisqu’en réalité, elle n’éprouvait pas de haine véritable) les obstacles qui avaient suspendu l’exécution de ses projets.
Pardaillan et le duc d’Angoulême devaient être amenés à midi par Maurevert et succomber sous les coups des gens d’armes de Guise.
Fausta se réservait de faire prévenir à onze heures le duc de Guise que le chevalier et son compagnon d’aventures se trouvaient dans l’abbaye de Montmartre; les gens de Guise arriveraient à l’abbaye presque en même temps que les deux gentilshommes qu’il s’agissait d’occire en douceur.
Fausta avait parfaitement calculé son affaire: prévenir le duc plus tôt, c’était le mettre en présence de Violetta vivante encore, et tout son Plan s’écroulait alors, puisque Guise, amoureux de la petite bohémienne, était tout à fait capable de la sauver.
L’exécution de Violetta était donc fixée à dix heures, en présence de son père et de sa mère. Fausta comptait que la mort de Violetta serait aussi la mort du cardinal Farnèse et de Léonore.
Donc, dans la matinée, avec la complicité et l’aide de l’abbesse, elle prenait ses dispositions. À dix heures, Violetta était suppliciée. Si Farnèse s’obstinait à vivre après le coup qu’elle allait lui porter au cœur, on l’aiderait à trépasser, voilà tout. À midi, Pardaillan et Charles d’Angoulême arrivaient, conduits par Maurevert, et étaient massacrés par les gens de Guise.
Après cette hécatombe, il ne resterait plus à Fausta qu’à consoler le duc de Guise de la mort de Violetta, chose facile, pensait-elle.
Et alors on marcherait sur Blois. Alors, c’était la mort d’Henri III. Alors, c’était la royauté de Guise… le triomphe de la Ligue… l’entrée en France d’Alexandre Farnèse… la marche sur l’Italie, l’écrasement de Sixte Quint… la souveraineté assurée sur le monde chrétien!…
On a vu avec quel soin, quelle prodigieuse entente du mensonge, Fausta avait préparé son œuvre… Tout tenait maintenant à la mort d’une pauvre petite chanteuse de bohème. Fausta avait donc ourdi autour de la malheureuse enfant une trame serrée; elle y avait mis une patience, une souplesse, une volonté qui faisaient de cette œuvre hideuse une œuvre de génie.
Rien maintenant ne pouvait sauver ni Violetta, ni le cardinal, ni Pardaillan…
Il nous faut assister aux derniers préparatifs de cette étrange machination demeurée l’un des épisodes les plus inconcevables de cette époque, pourtant si fertile en incidents d’une sombre et violente étrangeté.
La veille, donc, du vingt-et-un octobre, Picouic et Croasse virent avec étonnement un certain nombre d’ouvriers pénétrer dans le terrain de culture. Depuis quelques jours, à leur grande surprise, l’une des deux petites prisonnières avait disparu. Nos lecteurs ont vu que Jeanne Fourcaud avait été conduite à Fausta. Que devint cette jeune fille pendant ces quelques jours? Il est vraisemblable qu’elle fut menée à Saïzuma dans la chaumière où habitait celle-ci.
Picouic et Croasse ne s’étaient que médiocrement alarmés du départ de Jeanne. Ils surveillaient surtout Violetta, avec un zèle qui enchantait sœur Mariange, laquelle eût d’ailleurs frémi d’indignation et expulsé les deux anciens chantres, si elle avait pu connaître les véritables motifs de ce zèle.
En effet Picouic s’était mis dans la tête que Violetta serait l’instrument de sa fortune. Il avait donc tout intérêt à s’opposer à une fuite de la jeune fille, mais s’il la surveillait aussi étroitement, c’est qu’il voulait la garder pour lui… nous voulons dire qu’en ramenant la petite chanteuse soit à Pardaillan, soit à des parents qu’il comptait bien retrouver, il espérait se faire payer très cher son dévouement. Son plan était simple, à la fois naïf et rusé comme tout ce qu’il entreprenait.
Malheureusement pour la pauvre petite Violetta, Picouic ne mit aucune hâte à réaliser les espérances qu’il fondait sur elle. À quoi bon?… Tant qu’il aurait le vivre et le couvert assuré, tant que l’amoureuse Philomène les gorgerait de victuailles assez viles, mais abondantes, pourquoi lui, Picouic, eût-il contrarié le destin?… Il passait son temps à engraisser, chose qui lui arrivait pour la première fois de sa vie et qui était chez lui un sujet de stupeur admirative.
Quant à Croasse, il nageait en pleine félicité. Soit que Philomène eût pour lui des attentions gastronomiques plus empressées et plus ardentes, soit que Croasse fût un goinfre plus dévorant que Picouic, il est certain qu’il éclipsait son ami en splendeur rubiconde.
Il avait rapidement dressé Philomène à un manège qui se renouvelait toutes les nuits. La tendre Philomène venait-elle, le cœur battant, frapper à la porte du pavillon où Croasse avait élu domicile? Croasse entrouvrait la porte et son cœur, puis jetait un œil attentif sur les mains de l’amoureuse vieille fille. S’il apercevait une bouteille dans chaque main de Philomène, il ouvrait et son cœur et la porte. Si les mains de Philomène étaient vides, il refermait le tout: conduite peu recommandable, et que, de nos jours, nous appellerions le chantage à l’amour.
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