– Je le sais, moi! dit Fausta.
– Oh! vous savez donc tout! gronda Saïzuma d’une voix plus naturelle, et sûrement une lueur de raison s’allumait dans ses yeux. Qui êtes-vous donc? Et que me voulez-vous, vous qui me dites que j’ai une fille?… Une fille! Je sais maintenant que j’ai une fille… Et, ajouta-t-elle avec une immense amertume, je vais sans doute savoir que, mère, je vais souffrir plus que je n’ai souffert, amante!…
– Ah! éclata Fausta, tu reviens donc à toi! La raison s’éveille donc dans ton esprit!… Tu me demandes qui je suis? Une femme qui a pitié, voilà tout! Est-ce que cela ne te paraît pas suffisant? Un hasard m’a fait connaître les secrets de ta pauvre vie, et m’a fait rencontrer deux êtres que j’ai voulu remettre en ta présence: ton amant et ta fille…
– Ma fille! murmura la bohémienne en joignant les mains avec force.
– Écoutez, pauvre femme. Vous êtes devenue mère en un temps où la douleur avait égaré votre esprit et où vous étiez en prison…
– Je me rappelle la prison, dit Saïzuma en frémissant. Je me rappelle ce temps de souffrance…
Des méchants s’emparèrent de votre enfant… comprenez-vous?…
– Oui, oui… ceux qui me persécutaient, ceux qui me détenaient prisonnière, fit Saïzuma qui faisait un effort terrible pour suivre attentivement ce qu’elle entendait.
– Ils s’emparèrent donc de votre fille…
– Pauvre petite!… Comme elle a dû souffrir!…
– Non! Rassurez-vous. Elle vécut au contraire très heureuse. Il se trouva un homme de bien, un homme de cœur qui put soustraire l’enfant à ses persécuteurs et qui l’éleva comme sa propre fille…
– Cet homme, madame! Son nom, pour que je le bénisse à jamais! Sa demeure, pour que j’aille me mettre à ses genoux!…
– Il est mort, dit Fausta.
– Mort!… Ce sont donc toujours les bons que frappe la destinée Mais au moins est-il mort chargé d’ans et de bonheur?… dit Saïzuma d’une voix étranglée.
– Il est mort misérable, au fond d’une prison…
Saïzuma baissa la tête en pleurant.
– Son nom? fit-elle. Que je sache au moins son nom, puisque je ne pourrai jamais le voir…
– Il s’appelait Fourcaud… c’était un procureur… Retiendrez-vous ce nom?…
– Fourcaud!… Ce nom est maintenant gravé dans mon cœur pour toujours… Mais comment un homme si bon a-t-il pu mourir misérable? Qu’avait-il fait pour aller en prison?… Qui fut cause de son malheur?…
– Votre fille!…
– Impossible!… Ceci est impossible!… Quoi! j’apprends que j’ai une fille!… et j’apprendrais en même temps que ma fille est un monstre!… Ne parlez pas ainsi, madame, ou je croirai que vous mentez affreusement.
– Vous ne me comprenez pas. Votre fille fut la cause du malheur et de la mort de Fourcaud, mais la cause bien innocente, hélas! Car elle adorait celui qu’elle croyait son père… Me suivez-vous bien? me comprenez-vous?
– Oui, oui! fit Saïzuma haletante. Mais expliquez-moi, alors…
– Voici. Le procureur Fourcaud, ce digne homme, voulut élever votre fille dans une religion qui était la vôtre…
– Une religion? balbutia la bohémienne en passant ses mains sur son front. Il y a bien longtemps que je n’ai entendu parler de cela…
– Souvenez-vous. Votre père n’était pas catholique…
– Non… non… nous n’allions jamais à l’église des catholiques…
– Vous étiez ce qu’on appelle des huguenots… Le procureur Fourcaud voulut donc que Jeanne…
– Jeanne? interrompit la bohémienne.
– Votre fille. C’est le procureur Fourcaud qui lui donna ce nom.
– Jeanne! répéta Saïzuma dont le visage s’illumina d’un sourire.
– Fourcaud voulut donc que votre fille, Jeanne, fût élevée dans la religion des huguenots, qui était celle de votre père et la vôtre… religion proscrite…
– Oui, oui, hélas!… Combien des nôtres sont morts!… Combien d’autres ont subi d’effrayants supplices!…
– Eh bien!, imaginez maintenant la haine qui devait entourer le procureur Fourcaud et votre fille Jeanne!…
– La même haine qui nous entourait!…
– C’est vrai. Fourcaud a donc été dénoncé comme hérétique, et jeté dans une prison où il est mort…
– Dénoncé!… Oh! si je connaissais le dénonciateur!… J’irais lui arracher le cœur.
– Je sais par qui cet homme de bien a été dénoncé, dit alors lentement Fausta. Ce ne fut pas par un homme, mais par une femme… une jeune fille…
– C’est atroce! Comment une jeune fille a-t-elle pu avoir le courage de livrer ce malheureux à la mort, et peut-être à quelque horrible supplice…
– Oui… vous avez raison… c’est atroce… car le pauvre Fourcaud fut réellement supplicié… on l’attacha sur une croix… et on l’y laissa mourir…
– Affreux! Affreux! murmura Saïzuma frémissante. Cette jeune fille si méchante mériterait le même supplice!…
– N’est-ce pas? dit Fausta en tressaillant.
– Et vous dites que vous la connaissez? haleta la bohémienne.
– Certes!… C’est elle-même une hérétique, une de ces filles sans feu ni lieu… une sorte de chanteuse qui suivait une troupe de bohèmes… son nom est Violetta…
– Violetta!…
– Oui! Pourquoi ce nom vous surprend-il?…
– Vous dites que c’est cette Violetta qui a dénoncé le malheureux Fourcaud?…
– J’en suis sûre!…
– Et c’est elle qui l’a fait mourir sur une croix?…
– C’est elle!… Mais il semble que ce nom de Violetta ne vous soit pas inconnu?…
– Je la connais en effet, dit Saïzuma d’une voix sombre. J’ai vécu avec elle. Car moi-même je suivais cette troupe de bohèmes. Elle chantait. J’aimais à l’entendre chanter, pendant que je disais la bonne aventure. Sa voix m’allait au cœur. Quelquefois, quand je la regardais, j’avais envie de la serrer dans mes bras… mais elle semblait avoir peur de moi…
– Ou plutôt, c’était une créature perverse, dit sourdement Fausta. Une de ces filles qui n’ont pitié de rien ni de personne, puisqu’elle n’avait pas pitié de votre malheur…
– C’est vrai, dit Saïzuma avec un soupir, il fallait que ce fût une créature bien perverse pour dénoncer et livrer le bienfaiteur de ma fille… Tenez, madame, ne parlons plus d’elle!…
– Elle mérite pourtant un châtiment!…
– Oui! oh! un châtiment terrible!…
– Vous le disiez; elle mérite de mourir sur une croix comme le malheureux Fourcaud, puisqu’elle a causé le malheur de votre fille Jeanne!…
– Malheur à cette fille du démon si mon enfant a souffert par elle!
– Certes elle a souffert, puisqu’elle-même a été en prison!… Elle vous le dira…
– Elle me le dira! murmura la bohémienne extasiée. Je la verrai donc?
– Je vous l’ai promis…
– Quand?… Ah! madame… si cela était!… Si je pouvais seulement savoir le jour…
– Dès demain, dit Fausta, si c’est possible. Certainement d’ici quelques jours…
– Vous dites certainement… Oh! prenez garde de me rendre folle… folle de joie!…
– Je vous jure que vous reverrez aussi la Violetta maudite… Seulement, il faut faire ce que je vous dirai…
– Tout ce qu’on voudra! s’écria Saïzuma avec exaltation.
– Il est nécessaire que pendant ces quelques jours, tandis que j’irai chercher votre Jeanne pour l’amener… il est nécessaire qu’on ne vous voie pas… vous comprenez?…
– Je resterai cachée!…
– Mais où?
Saïzuma sourit.
– Là, sur le haut de la montagne, je connais des braves gens qui me donnent à manger quand j’ai faim, à boire quand j’ai soif, et qui me laissent dormir la nuit chez eux… C’est là que je me retirerai… j’y serai bien cachée, et nul ne me verra…
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