Un violent travail commencé le jour où elle avait été mise en présence du cardinal, continué par Charles d’Angoulême et Pardaillan, ce travail s’accomplissait en elle avec une rapidité croissante. Ce mot, ce nom: Jean de Kervilliers, était un flambeau qui éclairait bien des recoins ténébreux de son esprit.
Fausta le considérait avec l’attention passionnée qu’elle apportait à tout ce qu’elle entreprenait. Le moment lui parut arrivé de présenter à cet esprit encore vacillant un autre tableau.
– Suis-moi, dit-elle, je te jure qu’un jour, bientôt, tu reverras celui que tu aimes.
Palpitante et docile, Saïzuma suivit cette femme qui exerçait sur elle un prodigieux ascendant. Elle ne savait pas exactement qui était ce Jean de Kervilliers. Mais elle savait que ce nom provoquait en elle une douleur mêlée de joie. Elle ne savait pourquoi elle eût voulu revoir l’homme qui s’appelait ainsi. Mais elle constatait qu’il y avait un vide affreux dans son cœur depuis bien longtemps, et que ce vide serait comblé si elle revoyait cet homme.
Fausta entra dans le pavillon. Saïzuma l’y suivit en tremblant.
– Oh! dit-elle, c’est ici que j’ai revu l’évêque!…
Et elle regarda avidement autour d’elle, mais le pavillon était vide.
– Oui, dit Fausta, c’est ici que tu as revu l’évêque, et c’est pour cela, pauvre femme, que tu rôdes depuis ce jour autour de ce couvent, et c’est pour cela que tout à l’heure je t’ai trouvée assise sur les pierres de la brèche… regardant ce pavillon… espérant malgré toi…
– Non! oh non! gronda la bohémienne. Si vous avez pitié de moi, faites que jamais plus je ne revoie l’évêque…
– Et Jean de Kervilliers?…
Un sourire illumina le charmant visage de la folle:
– Je voudrais le voir, lui!… Pourtant je ne le connais pas… et je dois l’avoir connu… Je me le représente éclatant de jeunesse et de beauté; il me semble que je sens sur mes yeux la douceur ineffable de son regard et que j’entends sa voix caressante…
– Tu le reverras, je te le jure!…
– Quand?… Est-ce bientôt?…
– Oui, certes… bientôt… dans quelques jours… si tu ne t’éloignes pas…
– Oh! je ne m’éloignerai pas… non, non… quoi qu’il arrive.
– Bien. Maintenant, écoute-moi, Léonore… Ce n’est pas seulement Jean de Kervilliers que tu reverras, mais ta fille… comprends-tu?… ta fille…
Saïzuma baissa la tête, pensive.
– Ma fille! murmura-t-elle. Mais je n’ai pas de fille, moi… Les deux gentilshommes m’ont dit aussi que j’avais une fille… Voilà qui est étrange…
– Les deux gentilshommes? interrogea Fausta avec une sourde inquiétude.
– Oui. Mais je ne les ai pas crus. Je sais que je n’ai pas de fille…
– Et pourtant, Léonore, tu te souviens de Jean de Kervilliers… son nom et son image sont dans ton cœur!…
– Peut-être! Oui… je crois en effet que cette image, qui depuis si longtemps habite mon cœur, peut porter un nom, et que ce nom c’est Jean…
Elle jeta autour d’elle des yeux hagards et frissonna soudain…
– Silence, madame, supplia-t-elle avec angoisse. Ne prononcez plus ce nom… Si mon père entrait tout à coup… s’il entendait!… que lui dirais-je?… Il faudrait donc lui jurer encore qu’il n’y a personne dans la chambre!…
Oui, gronda Fausta, ce serait terrible, Léonore!… Mais combien plus terrible encore si le vieux baron se doutait de la vérité que tu caches…
– Quelle vérité? balbutia la folle. Quelle vérité? Il y a donc quelque chose que je cache à mon père!…
– Mais que tu ne caches pas à Jean de Kervilliers! dit Fausta d’une voix impérieuse.
Saïzuma, brusquement, porta la main à son visage. Un faible cri jaillit de ses lèvres.
– Mon masque! murmura-t-elle. Mon masque rouge comme la honte de mon front!… Je l’ai perdu!… oh! si je pouvais couvrir la honte de mon visage!… Si je pouvais cacher ma honte!… par grâce, madame, ne me regardez pas… vous ne savez pas… vous ne saurez jamais…
– Je sais! interrompit rudement Fausta. Je sais quelle est ta honte et quel est ton bonheur, Léonore!… Ton secret, ton cher secret que tu caches à ton père, mais que tu as dit, tremblante et confuse, à celui que tu aimes, je le sais!… Tu vas être mère, Léonore!…
Saïzuma laissa tomber ses mains. Une immense stupéfaction se lisait sur son visage bouleversé.
– Mère? demanda-t-elle. Vous avez dit cela?
– N’est-ce pas là ton secret?… N’est-il pas vrai que Jean le sait?… et qu’il va t’épouser…
– Oui, oui, haleta la pauvre infortunée. Car il ne faut pas que mon père connaisse notre faute… Mon enfant, madame, mon pauvre chérubin, si vous saviez comme je l’aime… comme je lui parle… Il aura un nom, un beau nom dont il sera fier.
– Ton enfant… ta fille!… Oh! mais souviens-toi! Fais un effort!… Mère! tu l’as été!… Cette enfant, cette fille… elle est venue au monde… Souviens-toi, Léonore!… Souviens-toi la place noire de monde, la foule, les cloches qui sonnent le glas, les prêtres qui te soutiennent… tu marches… tu arrives sur la place.
– Le gibet!… hurla Saïzuma en reculant affolée jusque dans un angle du pavillon… Le gibet! La monstrueuse machine de mort!… Grâce! laissez vivre l’enfant que je porte dans mon sein!…
La malheureuse tomba à genoux et frappa son beau front sur les dalles. Toute à son infernale besogne, toute à son projet, transformée en tourmenteuse sans pitié, Fausta courut à elle et la releva:
– Écoute!… On t’a fait grâce! puisque tu vis!…
– Oui… oui!… Je vis!… Par quel miracle? N’ai-je pas vu la corde se balancer sur ma tête?… N’ai-je pas senti sur mes épaules les mains du bourreau?… Je vis!… mais pourquoi cette lassitude immense de mes membres?… Que s’est-il passé en moi?…
Fausta, comme tout à l’heure, saisit ses deux mains qu’elle serra fortement.
– Il s’est passé que tu es mère!… Il s’est passé que l’enfant de ta faute et de ton secret, l’enfant de Jean de Kervilliers, est venu au monde!… Et que pour cette enfant, pour ta fille innocente, on t’a fait grâce!…
– Quoi! balbutia la bohémienne. Cela est donc!… Je suis mère!… J’ai une fille!…
Un éclat de rire, brusquement, résonna sur ses lèvres; et presque aussitôt, elle se mit à pleurer. Elle ne regardait plus Fausta. Peut-être oubliait-elle sa présence. Peut-être cette scène qui venait de se dérouler sortait-elle déjà de son esprit. Mais ce qui y demeurait fortement, c’était cette idée qu’elle était mère… qu’elle avait une fille…
Elle s’était affaissée sur elle-même, et adossée à cet angle, les coudes sur les genoux, le menton sur les deux mains, les yeux fixés dans le vague, elle sanglotait doucement. Des calculs confus s’échafaudaient dans son esprit.
– Eh bien, reprit alors Fausta, ne voulez-vous pas voir votre enfant, Léonore de Montaigues?… Dites… n’éprouvez-vous rien dans le cœur pour cette innocente que vous ne connaissez pas… et qui est votre fille?
– Je l’ai appelée bien souvent! murmura la folle à travers ses sanglots. Je ne savais pas que j’étais mère, je ne savais pas que j’avais une fille, et pourtant, bien souvent je l’ai appelée, lorsque la douleur m’étouffait, lorsque je sentais qu’une seule caresse de mon enfant m’eût sauvée du désespoir…
– Voulez-vous la voir? répéta Fausta avec une grande douceur.
– Où peut-elle être? continua Saïzuma comme si elle n’avait pas entendu… Si j’ai une fille, comment se fait-il qu’elle n’est pas avec moi?… Comment a-t-elle pu vivre sans sa mère?…
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