— Cicéron, tu n’es pas un mauvais bougre en fin de compte. Tu es bien plus respectable et meilleur patriote que je ne pensais. Personnellement, je serais heureux de te voir consul. Dommage que cela ne puisse pas se produire.
— Et pourquoi en es-tu si sûr ? demanda Cicéron, interloqué.
— Parce que les aristocrates ne le permettront jamais et qu’ils contrôlent trop de voix.
— Il est vrai qu’ils ont une influence considérable, concéda Cicéron, mais j’ai le soutien de Pompée.
Pison éclata de rire.
— Grand bien te fasse ! Il mène la grande vie à l’autre bout du monde, et puis — tu n’as pas remarqué ? — il ne lève jamais le petit doigt pour quelqu’un d’autre que lui-même. Tu sais qui j’aurais à l’œil si j’étais toi ?
— Catilina ?
— Oui, lui aussi. Mais celui dont tu dois te préoccuper avant tout est Antonius Hybrida.
— Mais c’est un abruti !
— Cicéron, tu me déçois. Depuis quand l’imbécillité est-elle un frein à une carrière politique ? Tu peux me croire : c’est autour d’Hybrida que les aristocrates vont se rassembler, et Catilina et toi n’aurez plus qu’à vous battre pour la deuxième place. Et ne compte pas sur Pompée pour t’aider.
Cicéron sourit et feignit l’insouciance, mais la remarque de Pison avait touché juste, et dès que la neige fondit, nous retournâmes à Rome aussi vite que possible.
Nous regagnâmes la cité à la mi-janvier et, au début, tout sembla bien se passer. Cicéron reprit ses activités frénétiques d’avocat dans les tribunaux romains, et son équipe de campagne se réunit à nouveau quotidiennement sous la direction de Quintus, qui lui assurait qu’il était plus soutenu que jamais. Il nous manquait le jeune Caelius, mais son absence fut largement compensée par la présence du plus vieux et plus proche ami de Cicéron, Atticus, qui revenait vivre à Rome après une vingtaine d’années passées en Grèce.
Il faut que je vous parle un peu d’Atticus, dont je n’ai fait jusqu’à présent que sous-entendre l’importance dans la vie de Cicéron, et qui allait y occuper une place prépondérante. Déjà riche, il venait d’hériter une belle demeure sur le Quirinal ainsi que vingt millions de sesterces en monnaie sonnante et trébuchante de son oncle, Quintus Caecilius, l’un des prêteurs sur gages les plus détestés et misanthropes de Rome. Qu’Atticus fût le seul à être resté en relativement bons termes avec ce vieillard repoussant jusqu’à sa mort en dit d’ailleurs long sur sa personnalité. Certains auraient pu le taxer d’opportunisme, mais, en raison de sa philosophie, Atticus s’était en vérité fait un principe de ne jamais se brouiller avec personne. C’était un disciple fervent des enseignements d’Épicure — « le plaisir est le point de départ et le point d’arrivée d’une vie heureuse » — bien que je m’empresse d’ajouter qu’il n’était pas épicurien au sens courant abusif qu’on attribue à ce mot, à savoir cherchant le luxe et le plaisir, mais bien au sens propre, suivant ce que les Grecs appellent l’ataraxia, ou l’affranchissement des troubles. Il évitait donc toute dispute et tout désagrément quels qu’ils fussent (inutile de dire qu’il n’était pas marié) et n’aspirait qu’à étudier la philosophie le jour et dîner le soir avec des amis cultivés. Il pensait que toute l’humanité aurait dû avoir des visées similaires et n’en revenait pas qu’il en allât autrement : il avait tendance à oublier, comme Cicéron le lui rappelait parfois, que tout le monde n’avait pas reçu une fortune en héritage. Pas un instant il n’avait envisagé d’entreprendre quoi que ce soit d’aussi dangereux et perturbant qu’une carrière politique, et pourtant, en même temps, il avait pris soin pour se prémunir des accidents d’entretenir des liens avec tous les aristocrates qui passaient par Athènes — ce qui, en deux décennies, représentait beaucoup de monde — en leur offrant leur arbre généalogique, tracé par lui-même et superbement illustré par ses esclaves. Il se montrait également extrêmement habile dans la gestion de son argent. En bref, on ne saurait trouver qui que ce soit d’aussi efficace dans la poursuite du détachement philosophique que Titus Pomponius Atticus.
Il avait trois ans de plus que Cicéron, lequel était toujours en admiration devant lui, non seulement à cause de sa fortune, mais aussi du fait de ses liens sociaux, car s’il y avait un homme assuré d’avoir ses entrées partout dans la haute société, c’était bien un célibataire quarantenaire, riche et spirituel qui affichait un intérêt non feint pour la généalogie de ses hôtes. Cela faisait de lui une source d’informations inestimable, et c’est par Atticus que Cicéron commença à prendre conscience de l’opposition considérable à sa candidature. Tout d’abord, lors d’un dîner, Atticus apprit par sa grande amie Servilia — la demi-sœur de Caton — qu’Antonius Hybrida se présenterait effectivement à l’élection consulaire. Quelques semaines plus tard, Atticus rapporta un commentaire d’Hortensius (une autre de ses accointances) comme quoi Hybrida et Catilina projetaient de faire liste commune. C’était un rude coup, et même si Cicéron s’efforça de faire comme s’il le prenait à la légère — « Oh, une cible deux fois plus grosse est deux fois plus facile à atteindre » —, je vis qu’il était ébranlé car lui n’avait pas encore de colistier et aucune perspective sérieuse d’en trouver un à ce stade.
La plus mauvaise nouvelle arriva juste après les vacances sénatoriales, à la fin du printemps. Atticus envoya un message disant qu’il avait besoin de voir les frères Cicéron de toute urgence, aussi, à peine les tribunaux fermés, nous rendîmes-nous tous trois chez lui. C’était une maison parfaite pour un célibataire, construite sur un promontoire non loin du temple de Salus — pas très grande, mais dotée d’une vue imprenable sur la ville, surtout de la bibliothèque, dont Atticus avait fait sa pièce maîtresse. Il y avait des bustes de philosophes le long des murs, et des bancs ornés de coussins pour s’asseoir, car Atticus avait pour règle de ne jamais prêter un ouvrage, mais ses amis pouvaient à tout moment venir consulter un livre ou même en faire leur propre copie. Et c’est ici, sous une tête d’Aristote, que nous trouvâmes Atticus étendu cet après-midi-là, vêtu à la grecque d’une tunique blanche ample, en train de lire, si je me souviens bien, un volume du Kyriai doxai, les principales doctrines d’Épicure.
Il en vint tout de suite aux faits.
— J’ai dîné hier soir sur le Palatin, chez Metellus Celer et dame Clodia et, parmi les invités, il y avait l’ancien consul, aristocrate entre tous — il souffla dans une trompette imaginaire —, Publius Cornélius Lentulus Sura.
— Par les dieux du ciel ! s’exclama Cicéron avec un sourire, tu as de ces relations !
— Savais-tu que Lentulus avait l’intention d’effectuer un retour et de se présenter à la préture l’année prochaine ?
— Vraiment ? fit Cicéron en fronçant les sourcils et se frottant le front. C’est un grand ami de Catilina, bien sûr, et j’imagine qu’ils doivent faire alliance. Tu as vu comment cette bande de vauriens gagne du terrain ?
— Oh ! oui. C’est un vrai mouvement politique. Lui, Catilina et Hybrida, et j’ai eu l’impression qu’il y en avait d’autres, mais il n’a pas voulu me donner leurs noms. À un moment, il a sorti un morceau de papyrus sur lequel était écrite la prédiction d’un oracle comme quoi il serait le troisième des Corneli à gouverner en dictateur de Rome.
— Quoi, le vieux Roupilleur ? J’espère que tu lui as ri au nez ?
Читать дальше