Je détachai le polyptique de mon poignet et pris mon style. Je me souviens d’avoir regardé autour de moi pour vérifier que j’étais seul avant de l’ouvrir et de me mettre à copier tous les passages intéressants des Annales — je comprenais à présent pourquoi Cicéron avait tant insisté pour que tout cela restât secret. J’avais les doigts gelés et la cire était dure : mon écriture était atroce. À un moment, Catulus lui-même, le directeur des Archives, apparut dans l’embrasure de la porte et me regarda directement, et j’eus l’impression que mon cœur allait fracasser les os de ma cage thoracique. Mais le vieil homme était myope et, de toute façon, je doute qu’il eût su qui j’étais ; il n’était pas de ces politiciens-là. Après s’être entretenu un instant avec l’un de ses affranchis, il était parti. Je terminai ma transcription et quittai l’édifice presque en courant, dévalai les marches gelées et retraversai le forum jusqu’à la maison de Cicéron, serrant mes tablettes de cire contre moi avec l’impression que, de toute ma vie, je n’avais jamais rien fait d’aussi lourd de sens.
Lorsque j’arrivai à la maison, Cicéron était encore engagé avec Antonius Hybrida, mais dès qu’il m’aperçut attendant près de la porte, il mit rapidement fin à la conversation. Hybrida était un de ces hommes à l’ossature fine et de bonne éducation qui avait perdu fortune et santé à force de boire. Je sentais son haleine de là où je me tenais : on aurait dit un fruit pourrissant dans un caniveau. Il avait été expulsé du Sénat quelques années plus tôt pour cause de faillite et de mœurs dissolues — à savoir corruption, ivrognerie, et pour avoir acheté une belle esclave aux enchères puis l’avoir prise ouvertement comme maîtresse. Cependant, curieusement, les gens l’aimaient bien pour ses manières canailles, et maintenant qu’il venait d’effectuer une année de tribunat, il retrouvait sa place au Sénat. J’attendis qu’il fût parti pour donner mes notes à Cicéron.
— Qu’est-ce qu’il voulait ? demandai-je.
— Mon soutien pour l’élection à la préture.
— Il a du culot !
— Je suppose, oui. Mais j’ai promis de le soutenir, dit Cicéron avec insouciance. Puis, voyant ma surprise, il expliqua :
— Au moins, s’il est préteur, ça me fera un rival de moins pour le consulat.
Il posa mon polyptyque sur son bureau et lut attentivement.
Puis il cala ses coudes de chaque côté, appuya son menton sur ses paumes et se pencha en avant pour le relire. Je me représentais ses pensées qui filaient telle l’eau s’infiltrant dans les joints d’un carrelage — d’abord en avant, puis se répandant de part et d’autre, bloquée d’un côté, avançant de l’autre, s’élargissant et se ramifiant, les moindres éventualités, implications et probabilités combinées en un mouvement fluide et miroitant. Il finit par dire, tant pour lui-même que pour moi :
— Personne n’avait jamais essayé pareille tactique avant Gracchus, et personne ne l’a plus jamais essayée depuis. On comprend pourquoi. C’est une arme à ne pas mettre entre les mains de n’importe qui ! Que nous gagnions ou que nous perdions, nous devrons vivre avec les conséquences d’un tel acte pendant des années. Je ne sais pas trop, Tiron, dit-il en levant les yeux vers moi. Peut-être vaudrait-il mieux que tu effaces tout ça.
Mais à peine eus-je esquissé un mouvement en direction du carnet qu’il ajouta vivement :
— Mais peut-être pas.
Et il m’envoya chercher Laurea et deux autres esclaves pour qu’ils se rendent chez tous les sénateurs du petit groupe de Pompée afin de les convoquer à une réunion après la fermeture des bureaux, ce même après-midi.
— Pas ici, s’empressa-t-il de préciser, mais chez Pompée.
Puis il s’assit et entreprit d’écrire de sa propre main un message au général qui fut envoyé par coursier, lequel avait pour instruction d’attendre et de revenir avec la réponse.
— Si Crassus veut invoquer le fantôme de Gracchus, eh bien, il va l’avoir ! fit-il sombrement une fois que la lettre fut partie.
Inutile de dire que tous se montrèrent impatients de savoir pourquoi Cicéron les avait fait appeler et, dès que les bureaux et tribunaux fermèrent, ils se précipitèrent à la demeure de Pompée, occupant tous les sièges autour de la table sauf le grand trône du propriétaire absent, laissé vide en témoignage de respect. Il peut paraître étrange que des hommes aussi intelligents et érudits que César et Varron pussent ignorer la tactique précise dont Gracchus avait usée en tant que tribun, mais il faut se souvenir qu’il était déjà mort depuis soixante-trois ans, que des événements considérables étaient intervenus entre-temps et que l’engouement pour l’histoire contemporaine qui devait se développer durant les décennies à venir ne s’était pas encore manifesté. Cicéron lui-même avait oublié l’affaire jusqu’à ce que la menace de Crassus réveille un souvenir lointain de l’époque où il étudiait le droit. Il régna un profond silence pendant qu’il lisait les extraits des Annales, puis, lorsqu’il eut terminé, un brouhaha excité monta de l’assistance. Seul Varron qui, avec ses cheveux blancs, était l’homme le plus âgé de l’assemblée se souvenait d’avoir entendu son père parler du chaos du tribunat de Gracchus et émit des réserves.
— Tu vas créer un précédent, assura-t-il, qui permettra à n’importe quel démagogue de convoquer le peuple et de menacer de se débarrasser de n’importe quel collègue dès qu’il sentira qu’il peut emporter une majorité parmi les tribus. De fait, pourquoi s’arrêter au tribunat ? Pourquoi ne pas faire partir un préteur ou un consul ?
— Nous ne créerions pas de précédent, fit remarquer César avec impatience. Gracchus l’a déjà fait pour nous.
— Exactement, intervint Cicéron. Bien que les nobles l’aient assassiné, ils n’ont pas déclaré sa législation illégale. Je comprends ce que veut dire Varron et, dans une certaine mesure, je partage son malaise. Mais nous menons une lutte sans merci et cela nous oblige à prendre des risques.
Il y eut un murmure d’assentiment ; à la fin, les voix les plus décisives en faveur du projet furent celles de Gabinius et de Cornélius, soit ceux qui devraient effectivement se dresser devant le peuple pour faire voter la législation, et qui seraient en conséquence les premiers à subir les représailles tant physiques que légales des nobles.
— La plèbe veut ce commandement suprême à une majorité écrasante, et ils veulent que ce soit Pompée qui en soit investi, déclara Gabinius. Le fait que la bourse de Crassus soit assez garnie pour acheter deux tribuns ne devrait pas permettre de frustrer leur volonté.
Afranius voulut savoir si Pompée avait émis une opinion.
— Voici le message que je lui ai fait porter ce matin, dit Cicéron en brandissant le rouleau. Et là, au bas de la lettre, figure sa réponse, qui m’est parvenue ici, au moment même de votre arrivée.
Tout le monde put voir que Pompée avait tracé, de sa grande écriture manuscrite, un seul mot en travers du papyrus :
D’accord.
Cela réglait la question. Cicéron me demanda par la suite de brûler la lettre.
Le lendemain de la réunion, un froid mordant était tombé sur la ville, et un vent glacial s’enroulait autour des colonnades et des temples du forum. Mais cela n’empêcha pas une vaste foule de venir. Les grands jours de vote, les tribuns se déplaçaient des rostres au temple de Castor, où il y avait davantage d’espace pour conduire le scrutin, aussi les ouvriers avaient-ils travaillé toute la nuit pour dresser les ponts de bois sur lesquels les citoyens se rangeraient en files pour voter. Cicéron arriva tôt et dans la plus grande discrétion, avec seulement Quintus et moi pour l’assister car, comme il nous le dit en descendant la colline, il n’était que le metteur en scène de cette pièce, et nullement l’un de ses principaux acteurs. Il passa un petit moment à s’entretenir avec un groupe de représentants des tribus, puis s’éloigna avec moi vers le portique de la basilique Aemilia, d’où il aurait une bonne vue des opérations et pourrait donner des instructions si nécessaire.
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