Je suis certain que Cicéron s’était attendu à un Crassus agressif et menaçant, tactique qu’une longue carrière dans les tribunaux lui avait appris depuis longtemps à gérer. Mais cette approche aussi généreuse qu’inattendue l’ébranlait profondément, d’autant que la suggestion de Crassus apparaissait à la fois raisonnable et patriotique. Cette situation aurait en outre été idéale pour Cicéron, lui permettant de gagner l’amitié des deux bords.
— Je ne manquerai pas de lui faire part de ton offre, promit Cicéron. Il l’aura entre les mains avant la fin du jour.
— Ce n’est pas ce qu’il me faut, rejeta Crassus. S’il ne s’agissait que de faire une proposition, j’aurais pu envoyer Arrius dans les monts Albains directement avec une lettre, n’est-ce pas, Arrius ?
— Effectivement.
— Non, Cicéron, ce qu’il me faut, c’est que tu mettes ça en place tout de suite.
Il se pencha tout près et s’humecta les lèvres ; il y avait quelque chose de presque lascif dans la façon dont Crassus parlait du pouvoir.
— Je vais être franc avec toi. J’ai décidé de reprendre la carrière militaire. J’ai toute la richesse qu’un homme peut espérer, mais cela ne saurait être qu’un moyen, pas une fin en soi. Peux-tu me citer quelle nation a jamais édifié une statue à un homme parce qu’il était riche ? Lequel parmi les nombreux peuples de la terre mêle à ses prières le nom d’un millionnaire mort depuis longtemps simplement à cause du nombre de maisons qu’il possédait ? Les seules gloires qui durent sont celles de la page écrite — et je ne suis pas poète — ou celles du champ de bataille. Tu vois, tu dois vraiment me donner l’accord de Pompée pour que notre marché tienne.
— Ce n’est pas une mule qu’on mène au marché, objecta Cicéron, qui, je le voyais, commençait déjà à reculer devant la grossièreté de son vieil ennemi. Tu sais comment il est.
— Je le sais. Trop bien même ! Mais tu es l’homme le plus persuasif au monde. Tu lui as fait quitter Rome… ne le nie pas ! Maintenant, tu pourrais sûrement le convaincre de revenir ?
— Il reviendra en tant que commandant suprême, ou il ne reviendra pas du tout, telle est sa position.
— Alors Rome ne le reverra plus, coupa Crassus, dont l’attitude amicale commençait à s’écailler comme une mince couche de peinture de mauvaise qualité sur l’une de ses propriétés les moins salubres. Tu sais parfaitement ce qui va se passer demain. C’est aussi prévisible qu’une farce de théâtre. Gabinius va proposer votre loi et Trebellius s’y opposera pour moi. Puis Roscius, toujours sur mes instructions, proposera un amendement qui établira un commandement suprême conjoint, et aucun tribun n’osera opposer son veto à ça. Si Pompée refuse cette proposition, il passera pour un enfant trop goinfre prêt à gâcher le gâteau plutôt que de le partager.
— Je ne suis pas d’accord. La plèbe l’aime.
— La plèbe aimait Tiberius Gracchus, mais qu’est-ce que ça lui a rapporté au bout du compte ? Il a connu un destin horrible pour un patriote romain, et tu ferais bien de t’en souvenir, dit Crassus en se levant. Pense à tes propres intérêts, Cicéron. Tu te rends certainement compte que Pompée ne peut te mener qu’à l’impasse politique ? Personne n’a jamais réussi à être consul en ayant l’aristocratie unie contre lui.
Cicéron se leva aussi et prit avec lassitude la main tendue de Crassus dans la sienne. Ce dernier la serra avec force et l’attira contre lui.
— Par deux fois, lui souffla-t-il d’une voix très douce, je t’ai tendu la main de l’amitié, Marcus Tullius Cicéron. Il n’y aura pas de troisième fois.
Là-dessus, il sortit de la maison, et ce à une telle vitesse que je n’eus même pas le temps de passer devant lui afin de lui ouvrir la porte. Je revins dans le bureau et trouvai Cicéron au même endroit et dans la même position que je l’avais laissé, en train de contempler sa main l’air soucieux.
— J’ai eu l’impression de toucher la peau d’un serpent, commenta-t-il. Dis-moi, j’ai mal entendu ou a-t-il suggéré que Pompée et moi pourrions subir le même destin que Tiberius Gracchus ?
— C’est bien ça : « un destin horrible pour un patriote romain », répondis-je d’après mes notes. Quel a été le destin de Tiberius Gracchus ?
— Fait comme un rat dans un temple et assassiné par les nobles alors qu’il était encore tribun, et donc censément inattaquable. Ça doit remonter à une soixantaine d’années, au moins. Tiberius Gracchus ! répéta-t-il en serrant le poing. Tu sais, Tiron, pendant un instant, j’ai failli le croire, mais je peux te jurer que je préférerais encore n’être jamais consul plutôt que d’avoir l’impression de devoir mon élection à Crassus.
— Je te crois, sénateur. Pompée vaut dix fois mieux que lui.
— Cent fois plutôt… malgré sa sottise.
Je m’occupai à quelques tâches — ranger le bureau, aller chercher la liste des visiteurs de la matinée dans le tablinum — tandis que Cicéron restait debout, immobile, dans son bureau. Lorsque je revins du tablinum, son visage avait pris une expression étrange. Je lui remis la liste et lui rappelai qu’il avait une salle pleine de clients à recevoir, parmi lesquels un sénateur. Il choisit distraitement deux noms, dont celui d’Hybrida, mais déclara soudain :
— Laisse cela à Sositheus. J’ai un autre travail pour toi. Va aux Archives nationales et consulte les Annales de l’année consulaire de Mucius Scaevola et Calpurnius Pison Frugi. Copie tout ce que tu trouveras sur le tribunat de Tiberius Gracchus et sa loi agraire. Ne parle à personne de ce que tu fais. Si quelqu’un t’interroge, invente quelque chose. Bon, eh bien, qu’est-ce que tu fais ?
Il sourit pour la première fois depuis une semaine et fit mine de me chasser en me poussant du bout des doigts.
— Vas-y, mon garçon, vas-y !
Après tant d’années passées à son service, je m’étais habitué à ces ordres péremptoires et déconcertants, et, dès que j’eus pris de quoi me protéger du froid et de la pluie, je me mis en route. Jamais je n’avais vu la ville aussi sinistre et miséreuse — en plein cœur de l’hiver, sous un ciel bas, pétrie de froid, soumise à la disette, avec des mendiants à tous les coins de rue et parfois même, dans le caniveau, le cadavre d’un malheureux mort pendant la nuit. Je descendis rapidement les allées désolées, traversai le forum et gravis les marches des Archives. C’était là que j’avais retrouvé le dossier officiel indigent de Gaius Verres et où j’avais depuis effectué bien des missions, surtout à l’époque où Cicéron était édile, aussi les employés connaissaient-ils mon visage. Ils me remirent le volume dont j’avais besoin sans me poser de questions. Je le portai à une table de lecture située près de la fenêtre et le déroulai de mes mains protégées par des mitaines. La lumière matinale n’éclairait pas grand-chose, il y avait plein de courants d’air et je ne savais pas vraiment ce que je cherchais. Les Annales, du moins à cette époque, c’est-à-dire avant que César ne mette la main dessus, donnaient un compte rendu clair et complet des événements de chaque année : le nom des magistrats, les lois promulguées, les guerres menées, les famines endurées, les éclipses et autres phénomènes naturels observés. Elles étaient tirées du registre officiel rédigé chaque année par le grand pontife, et affichées sur le panneau blanc qui se dressait devant le siège du collège des pontifes.
L’histoire m’a toujours fasciné. Comme l’a écrit un jour Cicéron : « Être ignorant de ce qui s’est passé avant sa naissance revient à rester toujours un enfant. Quelle est la valeur de la vie humaine en effet si elle n’est pas intégrée à la vie de nos ancêtres par les registres de l’histoire ? » J’oubliai bien vite le froid et aurais volontiers passé toute la journée à dérouler ce rouleau pour étudier des événements vieux de plus de soixante ans. Je découvris alors qu’en cette année précise, la six cent vingt et unième année de Rome, le roi Attale III de Pergame était mort en léguant son pays à Rome ; que Scipion le second Africain avait détruit la cité espagnole de Numance, massacrant la totalité de ses cinq mille habitants mis à part les cinquante qu’il garda enchaînés pour les faire parader lors de son triomphe ; et que Tiberius Gracchus, le célèbre tribun radical, avait fait passer une loi redistribuant les terres publiques aux fermiers pauvres qui, comme toujours, souffraient alors de mille maux. Rien ne change jamais, me dis-je. La proposition de loi de Gracchus avait plongé dans la fureur les aristocrates du Sénat, qui y virent une menace pour leurs biens, aussi avaient-ils persuadé, ou soudoyé, un tribun du nom de Marcus Octavius pour qu’il oppose son veto. Mais comme le peuple était unanime dans son soutien à la loi, Gracchus avait protesté du haut des rostres qu’Octavius manquait à son devoir sacré qui était de veiller à l’intérêt du peuple. Il avait donc appelé la plèbe à voter le départ d’Octavius, tribu par tribu, ce qu’elle s’était empressée de faire. Lorsque les dix-sept premières tribus (sur trente-cinq) eurent voté massivement la destitution d’Octavius, Gracchus avait suspendu le vote et proposé à Octavius de retirer son veto. Celui-ci avait refusé, aussi Gracchus en avait-il « appelé aux dieux d’être témoins qu’il ne cherchait pas volontairement à destituer son collègue ». Il avait alors fait voter la dix-huitième tribu, avait atteint une majorité, et Octavius avait été déchu de son tribunat (« réduit au rang de simple citoyen, il partit sans être vu »). La loi agraire avait donc pu être promulguée. Mais les nobles, comme Crassus l’avait rappelé à Cicéron, avaient exercé leur vengeance quelques mois plus tard. Gracchus avait été encerclé dans le temple de Fides, battu à mort à coups de bâtons et de gourdins, et son corps avait été jeté dans le Tibre.
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