Voilà mes principaux souvenirs de ce triomphe quoique, maintenant que j’y pense, il me revienne encore que lorsque Lucullus traversa le forum sur son char, il était suivi à cheval par Murena, qui avait laissé sa province aux bons soins de son frère et était enfin arrivé à Rome pour l’élection. Il fut ovationné par la multitude. Le candidat au consulat présentait l’image même du héros de guerre avec son pectoral rutilant et son superbe casque à plumet rouge, même s’il n’avait pas combattu depuis des années et s’était quelque peu alourdi en Gaule transalpine. Les deux hommes mirent pied à terre et gravirent les marches du Capitole, où César les attendait avec le collège des pontifes. Lucullus marchait devant, bien sûr, mais son légat n’était qu’à quelques pas derrière lui, et je mesurai alors tout le génie de Cicéron qui avait en réalité mis en place un immense rassemblement électoral en faveur de Murena. Chaque vétéran reçut un butin de neuf cent cinquante drachmes, ce qui correspondait à l’époque à environ quatre ans de paye — et faisait donc une belle somme —, puis la cité tout entière et les quartiers environnants eurent droit à un banquet de roi.
— Si Murena ne gagne pas après ça, me glissa Cicéron en partant pour le dîner officiel, c’est qu’il ne mérite pas de vivre.
Le lendemain, le sénat vota la proposition de Servius et de Caton puis Cicéron rentra chez lui. Terentia l’attendait, pâle et tremblante, mais sa voix était ferme. Elle venait, dit-elle, de rentrer du temple de la Bonne Déesse. Elle avait une nouvelle affreuse à lui annoncer, et Cicéron devait se préparer à un choc. Son amie, la noble dame qui était venue l’avertir du complot qui le menaçait, avait été découverte morte ce matin dans la rue, devant chez elle. Elle avait eu l’arrière du crâne fracassé par un coup de marteau et la gorge tranchée.
Aussitôt le choc passé, Cicéron fit venir Quintus et Atticus. Ils arrivèrent sur-le-champ et apprirent, consternés, la nouvelle. Leur premier souci fut la sécurité du consul. Il fut décidé que deux hommes passeraient la nuit dans la maison et patrouilleraient dans les pièces du rez-de-chaussée. D’autres escorteraient le consul en public pendant la journée. Il changerait d’itinéraire à l’allée et au retour. On ferait l’acquisition d’un chien féroce pour garder la porte.
— Et pendant combien de temps devrai-je vivre comme un prisonnier ? se plaignit-il. Jusqu’à la fin de mes jours ?
— Non, répondit Terentia, faisant une fois encore la preuve d’une rare capacité à comprendre les situations, jusqu’à la fin des jours de Catilina, parce que tant qu’il sera à Rome, tu ne seras plus en sécurité.
Il sut qu’elle avait raison et, à contrecœur, grommela un assentiment. Atticus se chargea d’envoyer un message à l’ordre des chevaliers.
— Mais pourquoi a-t-il fallu qu’il la tue ? se demanda Cicéron à voix haute. S’il la soupçonnait d’être mon informatrice, pourquoi ne pas avoir simplement averti Curius de ne rien dire devant elle ?
— Tout simplement parce qu’il aime tuer, répondit Quintus.
Cicéron réfléchit un instant puis se tourna vers moi.
— Envoie un licteur trouver Curius pour lui dire que je veux le voir, tout de suite.
— Tu veux inviter chez toi quelqu’un qui participe à un complot pour t’assassiner ? s’exclama Quintus. C’est de la folie !
— Je ne serai pas seul. Tu seras là aussi. Il ne viendra probablement pas. Mais s’il vient, au moins découvrirons-nous peut-être quelque chose.
Il passa en revue nos mines inquiètes.
— Eh bien ? Quelqu’un a une meilleure idée ?
Personne ne répondit. J’allai donc voir les licteurs qui jouaient aux dés dans un coin de l’ atrium et ordonnai au plus jeune d’aller chercher Curius.
C’était une de ces chaudes et interminables journées d’été où le soleil semble ne jamais vouloir se coucher, et je me souviens des grains de poussière suspendus, immobiles, dans les rais de lumière déclinante. Ces soirs-là, lorsque les seuls sons perceptibles sont le bourdonnement des insectes et le doux gazouillis des oiseaux, Rome paraît plus ancienne que n’importe quel endroit au monde ; aussi immémoriale que la terre elle-même, complètement au-delà du temps. Impossible, alors, de croire que des forces étaient à l’œuvre en son cœur même, au sénat, pour la détruire ! Nous attendions sans parler, trop tendus pour goûter au repas qu’on avait servi sur la table. Les gardes du corps supplémentaires demandés par Atticus arrivèrent et se postèrent dans le vestibule. Quand, une heure ou deux plus tard, les ombres s’allongèrent, plongeant la maison dans l’obscurité et contraignant les esclaves à allumer les chandelles, je supposai qu’on n’avait pas pu trouver Curius ou qu’il avait refusé de venir. C’est alors que nous entendîmes la porte s’ouvrir et se refermer bruyamment, puis le licteur entra, suivi du sénateur, qui regarda autour de lui avec méfiance — d’abord Cicéron, puis Atticus, Quintus, Terentia et moi avant de revenir à Cicéron. Il était certainement très beau, on pouvait au moins lui accorder ça. Son vice était le jeu et pas l’alcool, et j’imagine que lancer les dés ne laisse pas trop de traces sur un homme.
— Eh bien, Curius, dit Cicéron à voix basse. Voilà une terrible histoire.
— Je ne parlerai qu’à toi seul, répliqua-t-il. Pas devant les autres.
— Tu ne parleras pas devant les autres ? Par tous les dieux, tu parlerais devant le peuple romain tout entier si tel était mon bon vouloir ! L’as-tu tuée ?
— Sois maudit, Cicéron ! jura Curius avant de s’élancer vers le consul, mais Quintus fut aussitôt debout et lui barra le passage.
— Du calme, sénateur, le prévint-il.
— L’as-tu tuée ? répéta Cicéron.
— Non ! hurla Curius.
— Mais tu sais qui l’a fait ?
— Oui, s’écria-t-il, toi !
Une fois encore, il s’efforça de passer devant Quintus, mais le frère de Cicéron était un ancien soldat et il n’eut aucun mal à l’arrêter.
— Tu l’as tuée, espèce de salaud ! cria-t-il de nouveau en se débattant contre l’étreinte solide de Quintus, en faisant d’elle ton espionne !
— Fort bien, répliqua Cicéron en le regardant froidement. Je suis prêt à assumer ma part de responsabilité. Et toi ?
Curius marmonna quelque chose d’inaudible et se libéra de Quintus avant de se détourner.
— Catilina sait-il que tu es ici ?
Curius fit non de la tête.
— Bon, c’est déjà quelque chose, dit Cicéron. Maintenant, écoute-moi. Je vais te donner une chance, à toi d’être assez malin pour la saisir. Tu as remis ton destin entre les mains d’un fou. Si tu ne t’en étais pas rendu compte avant, tu dois en prendre conscience maintenant. Comment Catilina a-t-il su qu’elle était venue me voir ?
Cette fois encore, Curius marmonna quelque chose que personne ne put saisir. Cicéron porta la main à son oreille.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
— Parce que je le lui ai dit, répéta Curius en fixant Cicéron de ses yeux remplis de larmes.
Il se frappa la poitrine du poing.
— Elle m’a tout raconté et je l’ai répété à Catilina ! s’écria-t-il avant de se frapper à nouveau, à coups violents et redoublés, tel un saint homme d’Orient pleurant les morts.
— Il faut tout me dire, demanda Cicéron d’une voix posée. Tu comprends ? Il me faut les noms, les lieux, les heures. J’ai besoin de savoir qui exactement va m’attaquer et où. Ne rien me dire équivaudrait à de la trahison.
— Et tout te dire ferait de moi un traître !
— Trahir le mal est une vertu, assura Cicéron en se levant.
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