— Avec quels doigts tremblants de débauché avide ce grand philosophe a-t-il déshabillé sa jeune épousée de quinze ans lors de leur nuit de noces, et quel piètre mari il s’est révélé dans l’accomplissement du devoir conjugal ! La pauvre enfant en a été si horrifiée qu’elle s’est enfuie juste après, et la propre fille du grand homme a préféré mourir plutôt que de vivre dans la honte.
Tout cela était affreusement efficace et, lorsqu’on eut déverrouillé la porte pour nous laisser sortir dans la lumière du jour, je redoutai de rentrer faire mon compte rendu à Cicéron. Il insista cependant pour en entendre chaque mot. Dès que j’essayais d’éluder un passage ou une phrase, il s’en apercevait tout de suite et me forçait à revenir en arrière pour le lui livrer. À la fin, il avait l’air décomposé.
— Eh bien, c’est la politique, dit-il en s’efforçant de traiter la chose par le mépris.
Mais je voyais qu’il accusait le coup. Il savait qu’il devait riposter ou se retirer dans l’humiliation. Il eût été beaucoup trop dangereux de le faire dans un Sénat entièrement contrôlé par Antoine et Dolabella. La contre-attaque se ferait donc par écrit, et une fois qu’elle serait publiée, il n’y aurait plus de marche arrière possible. Contre un sauvage comme Antoine, ce serait un duel à mort.
Au début du mois d’octobre, Antoine quitta Rome pour Brindes afin de s’assurer la loyauté des légions qu’il avait fait revenir de Macédoine et qui cantonnaient à l’extérieur de la ville. Antoine absent, Cicéron décida de s’éloigner de Rome pendant quelques semaines pour se consacrer à la rédaction de sa riposte, qu’il appelait déjà sa Deuxième Philippique. Il partit pour la baie de Naples et me laissa en charge de ses affaires à Rome.
Ce fut une période mélancolique. Comme toujours en fin d’automne, des vols de milliers et de milliers d’étourneaux descendant du nord obscurcissaient le ciel et leurs cris rauques semblaient nous avertir d’une calamité imminente. Ils nichaient dans les arbres au bord du Tibre puis s’élevaient en gigantesques étendards noirs qui se déroulaient au-dessus de nous avant de virer d’un côté puis de l’autre suivant de grands mouvements de panique. Les jours se rafraîchissaient, les nuits s’allongeaient ; l’hiver approchait et, avec lui, la certitude de la guerre. Octavien se trouvait en Campanie, tout près du lieu où séjournait Cicéron, et il recrutait des troupes à Casilinum et Calatia parmi les vétérans de César. Antoine cherchait à soudoyer les soldats de Brindes. Decimus avait levé une nouvelle légion en Gaule cisalpine. Lépide et Plancus attendaient avec leur armée derrière les Alpes. Brutus et Cassius avaient hissé leurs drapeaux en Macédoine et en Syrie. Cela faisait un total de sept armées déjà constituées ou en formation. Il ne restait plus qu’à déterminer qui allait frapper en premier.
En l’occurrence, l’honneur, si tel est bien le terme, en revint à Octavien. Il rassembla la majeure partie d’une légion en promettant aux vétérans une prime ahurissante de deux mille sesterces par personne — Balbus avait garanti la somme — et il écrivit à Cicéron pour lui demander conseil. Cicéron me fit parvenir l’incroyable nouvelle avec mission de la transmettre à Atticus.
Son but est d’obtenir le commandement dans la guerre contre Antoine. Ainsi, avant peu de jours, nous serons au milieu des combattants. De quel côté nous mettrons-nous ? Songe à son nom ! Songe à son âge ! Il demande s’il doit partir pour Rome avec ses trois mille vétérans, ou rester en position à Capoue pour barrer le chemin à Antoine, ou aller au-devant des trois légions de Macédoine qui sont en route le long de la mer Supérieure, et sur lesquelles il compte. Ces légions n’auraient pas voulu des gratifications d’Antoine ; elles l’auraient injurié et laissé là au milieu de sa harangue. Que te dire ? Il se proclame général, et ne suppose pas que nous puissions lui manquer. Je lui ai conseillé de marcher droit sur Rome : mon opinion est qu’il aura en effet pour lui le petit peuple de la ville et même les honnêtes gens, pour peu qu’il sache leur inspirer confiance .
Octavien suivit les recommandations de Cicéron et entra dans Rome le dix novembre. Ses soldats occupèrent le Forum. Je les regardai se déployer dans tout le centre de la ville afin de sécuriser les temples et l’ensemble des édifices publics. Ils restèrent en position toute cette première nuit et tout le jour suivant pendant qu’Octavien installait son quartier général dans la maison de Balbus et essayait de convoquer une séance du Sénat. Mais les hauts magistrats étaient tous absents : Antoine cherchait encore à s’attacher les légions macédoniennes ; Dolabella était parti pour la Syrie ; la moitié des préteurs, dont Brutus et Cassius, avaient fui l’Italie. La ville était donc sans direction. Je voyais pourquoi Octavien voulait tant que Cicéron le rejoigne dans cette aventure, lui écrivant une fois, parfois deux fois par jour : seul Cicéron aurait eu l’autorité morale de réunir le Sénat. Mais il n’avait nullement l’intention de se placer sous les ordres d’un garçon menant une insurrection armée dont les chances de réussite étaient très minces. Il demeura prudemment à l’écart.
Puisque j’étais les yeux et les oreilles de Cicéron dans la capitale, je me rendis au Forum le douze novembre pour entendre le discours d’Octavien. Il avait alors renoncé à réunir le Sénat et avait persuadé un tribun ennemi d’Antoine, Tiberius Cannutius, de convoquer une assemblée publique. Il monta à la tribune sous un ciel gris et attendit d’être appelé — fluet, blond, pâle, nerveux. C’était, comme je l’écrivis à Cicéron, une scène à la fois incongrue et curieusement fascinante, comme tirée d’une légende. Une fois lancé, il se révéla plutôt bon orateur, et Cicéron fut enchanté par sa charge contre Antoine (« ce traître qui n’a pas hésité à forger des décrets, à violer les lois, à détourner des héritages, et qui maintenant cherche à entrer en guerre contre l’État tout entier… »). Il fut cependant nettement moins satisfait lorsque je lui racontai qu’Octavien avait désigné la statue de César érigée sur les rostres et l’avait loué comme « le plus grand Romain de tous les temps, dont je vengerai le meurtre et dont je jure par tous les dieux de combler tous les espoirs qu’il a mis en moi ». Il descendit alors de la tribune sous les applaudissements de la foule, et quitta peu après la ville avec ses soldats, inquiet d’apprendre qu’Antoine approchait avec une armée nettement supérieure en nombre.
Les événements se succédaient de plus en plus vite. Antoine arrêta son armée — dont la célèbre Cinquième Légion de César, dite « les Alouettes » — à Tibur, soit à moins de douze milles de Rome, et entra dans la ville avec une garde de mille hommes. Il convoqua le Sénat pour le vingt-quatre du mois et fit savoir qu’il comptait qu’Octavien y serait déclaré ennemi public. Ne pas s’y présenter reviendrait à soutenir la trahison d’Octavien et rendrait l’absent passible de la peine de mort. L’armée d’Antoine se tenait prête à fondre sur Rome au moindre signe d’opposition. La cité fut saisie par la certitude d’un massacre à venir.
Le vingt-quatre arriva. Le Sénat se réunit, mais Antoine lui-même n’y parut pas. L’une des légions macédoniennes qui l’avaient hué, la Martia, cantonnée à soixante milles de là, à Alba Fucens, venait soudain de se déclarer pour Octavien contre une prime cinq fois plus élevée que ce que leur avait proposé Antoine. Celui-ci se précipita sur place pour tenter de la regagner, mais les légionnaires se moquèrent ouvertement de son avarice. Il revint donc à Rome, convoqua le Sénat pour une session d’urgence le vingt-huit au soir. Jamais de mémoire d’homme le Sénat ne s’était réuni à la nuit : c’était contraire à toutes les coutumes et aux lois sacrées. Lorsque je descendis au Forum dans l’intention d’écrire mon rapport pour Cicéron, je le trouvai plein de légionnaires alignés à la lueur des flambeaux. Cette vision était si menaçante que, pris de peur, je n’osai entrer dans le temple et restai dehors avec la foule. Je vis Antoine arriver à vive allure d’Alba Fucens, accompagné de son frère, Lucius, personnage qui paraissait encore plus violent que lui, qui avait combattu comme gladiateur en Asie et tranché la gorge d’un ami. Et j’étais encore là quand, une heure plus tard, ils sortirent précipitamment du temple. Je n’oublierai jamais le regard fou d’Antoine et son expression paniquée lorsqu’il dévala les marches du perron. Il venait d’apprendre qu’une autre légion, la Quatrième, avait suivi l’exemple de la Martia et s’était placée sous l’autorité d’Octavien. C’était lui maintenant qui risquait d’être dépassé en nombre. Antoine quitta la ville le soir même et prit la direction de Tibur pour rejoindre son armée et enrôler de nouvelles recrues.
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