Nous vîmes des villas carbonisées, des champs incendiés et des bêtes massacrées. Nous vîmes même un corps pendu à un arbre avec une pancarte affichant le mot « traître » autour du cou. Les légionnaires démobilisés de César écumaient l’Italie par petites bandes comme s’ils se croyaient encore en Gaule, et nous entendîmes beaucoup de récits de pillages, de viols et autres atrocités. Partout où les citoyens ordinaires reconnaissaient Cicéron, ils couraient à lui pour lui baiser les mains et les vêtements et le suppliaient de les délivrer de la terreur. La dévotion de la population ne fut nulle part plus manifeste que lorsque nous arrivâmes aux portes de Rome, la veille du jour où le Sénat devait se réunir. L’accueil fut plus chaleureux encore qu’à son retour d’exil. Il y eut tant de délégations, de pétitions, de salutations, de mains à serrer et de sacrifices de remerciements aux dieux qu’il mit près d’une journée à aller de la porte de Rome à celle de sa maison.
En termes de réputation et de notoriété, je pense qu’il était devenu la figure la plus populaire de l’État. Tous ses grands rivaux contemporains — Pompée, César, Caton, Crassus, Clodius — avaient péri de mort violente.
— Ce n’est pas tant l’individu que le souvenir vivant de la République qu’ils acclament, me dit-il lorsque nous fûmes enfin chez nous. Ce n’est pas pour me flatter : je suis simplement le seul qui soit encore debout. Et bien sûr, me manifester leur soutien est une façon relativement sûre de protester contre Antoine. Je me demande comment il prend les effusions d’aujourd’hui. Il doit mourir d’envie de me broyer .
Un par un, les chefs des opposants à Antoine gravirent la côte du Palatin pour présenter à Cicéron leurs respects. Ils n’étaient pas nombreux, mais j’en mentionnerai deux en particulier. Le premier était P. Servilius Vatia Isauricus, fils du vieux consul qui venait de mourir à près de quatre-vingt-dix ans ; il avait été un ardent partisan de César et venait de rentrer de son gouvernement en Asie — personnage difficile et arrogant, il était très jaloux de la position d’Antoine à la tête de l’État. Quant au second opposant à Antoine, je l’ai déjà mentionné : Lucius Calpurnius Piso, père de la veuve de César, qui avait été le premier à se dresser publiquement contre le nouveau régime. C’était un vieux bonhomme voûté, barbu, au teint cireux et à la bouche édentée ; il avait été consul durant l’exil de Cicéron. Pendant des années, Cicéron et lui s’étaient détestés, mais ils haïssaient à présent Antoine bien plus encore et, en politique du moins, l’ennemi de son ennemi devient un ami. Il y avait d’autres personnes présentes, mais c’étaient ces deux-là qui comptaient le plus, et ils conjurèrent tous deux Cicéron de ne pas se rendre au Sénat le lendemain.
— Antoine t’y tend un piège, assura Pison. Il prévoit de proposer une résolution pour demander de nouveaux honneurs à la mémoire de César.
— De nouveaux honneurs ! s’écria Cicéron. Cet homme est déjà un dieu. Que lui faut-il de plus ?
— La motion spécifiera que toute action de grâce publique devra désormais comprendre un sacrifice en l’honneur de César. Antoine te demandera ton avis. La Curie sera encerclée par les vétérans de César. Si tu soutiens la motion, ton retour à la vie publique avortera avant même d’avoir commencé, les foules qui t’ont encensé aujourd’hui railleront ton retournement. Si tu t’y opposes, tu ne rentreras jamais chez toi vivant.
— Mais si je refuse de m’y rendre, j’aurai l’air d’un lâche, et cela ne me donnera pas grand crédit non plus.
— Fais savoir que le voyage t’a épuisé, proposa Isauricus. Tu avances en âge, les gens comprendront.
— Aucun d’entre nous n’y sera, ajouta Pison, et ce malgré sa convocation. Nous voulons montrer que c’est un tyran auquel personne n’obéit. Il passera pour un imbécile.
Ce n’était pas le retour glorieux à la vie publique qu’avait espéré Cicéron, et il lui répugnait de se terrer chez lui. Il comprit néanmoins la justesse de leur raisonnement et, le lendemain, envoya un message à Antoine prétextant la fatigue du voyage pour ne pas assister à la séance du Sénat. Cela mit Antoine en rage. D’après Servius Sulpicius, qui fit ensuite un rapport détaillé à Cicéron, il menaça devant le Sénat d’envoyer chez Cicéron une équipe d’ouvriers et de soldats pour enfoncer sa porte et le traîner de force à la séance. Il ne fut dissuadé d’une telle extrémité que lorsque Dolabella lui eut fait remarquer que Pison, Isauricus et quelques autres n’étaient pas là non plus. Il pouvait difficilement les forcer tous à venir. Les débats se poursuivirent donc et le décret d’Antoine décernant les honneurs extraordinaires à la mémoire de César fut voté mais uniquement sous la contrainte.
Cicéron fut outragé en apprenant les propos d’Antoine. Il insista pour aller au Sénat le lendemain prononcer un discours, quel qu’en fût le risque :
— Je ne suis pas rentré à Rome pour me cacher sous mes couvertures !
Des messages furent échangés entre lui et les autres, et ils finirent pas se mettre d’accord pour aller ensemble à la séance, se disant qu’Antoine n’oserait pas les faire massacrer tous. Le lendemain matin, protégés par une bonne garde, ils formèrent une phalange — Cicéron, Pison, Isauricus, Servius Sulpicius et Vibius Pansa (Hirtius, véritablement malade, ne put se joindre à eux) — et firent parmi la foule qui les acclamait le trajet du Palatin au temple de la Concorde, où devait se rassembler le Sénat. Dolabella attendait en haut des marches avec sa chaise curule. Il vint à la rencontre de Cicéron pour lui annoncer qu’Antoine était souffrant et que c’était lui qui présiderait la séance à sa place.
— Mais c’est une véritable épidémie, commenta Cicéron en riant. Décidément, c’est le Sénat tout entier qui se porte mal ! On pourrait presque s’imaginer qu’Antoine présente les mêmes caractéristiques que tous les despotes : toujours prêt à distribuer les blâmes, incapable d’en recevoir aucun.
— J’espère que tu ne diras rien aujourd’hui qui puisse menacer notre amitié, répliqua froidement Dolabella. Je me suis réconcilié avec Antoine, et je considérerai toute attaque contre lui comme une attaque contre moi-même. Je te rappellerai aussi que je t’ai offert cette légation pour mon compte en Syrie.
— Oui, même si je préférerais le remboursement de la dot de ma chère Tullia, si ça ne te dérange pas. Et pour ce qui est de la Syrie, eh bien, mon jeune ami, il faudrait que je me dépêche de m’y rendre, ou Cassius sera à Antioche avant toi.
Dolabella le foudroya du regard.
— Je vois que tu as renoncé à ton affabilité coutumière. Fort bien, mais prends garde, vieil homme. La partie est plus dure qu’autrefois.
Il se détourna, et Cicéron le regarda s’éloigner avec satisfaction.
— Il y a longtemps que j’avais envie de lui dire ça.
Il me fit penser à César renvoyant son cheval à l’arrière avant la bataille : soit il vaincrait sur-le-champ, soit il mourrait.
C’était au temple de la Concorde que Cicéron, alors consul, avait convoqué le Sénat, toutes ces années auparavant, pour décider du châtiment des conspirateurs alliés de Catilina, et c’est de là qu’il les avait conduits au Carcer pour être exécutés. Je n’y étais pas retourné depuis et ressentis la présence oppressante de nombreux fantômes. Cicéron, lui, paraissait insensible à ces souvenirs. Il prit place sur le premier banc, entre Pison et Isauricus, et attendit patiemment d’être appelé par Dolabella, ce que celui-ci finit par faire, le plus tard possible dans les débats, et avec une désinvolture insultante.
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