— Et rien de tout cela ne se serait fait sans toi. Comment pourrai-je jamais te remercier de ta bonté ?
Mène une vie heureuse , avait dit Cicéron. Apprends que vivre honnêtement, c’est-à-dire dans la pratique de la vertu, est la seule voie qui mène l’homme au bonheur . Tandis que nous étions assis sur un banc, au soleil, j’avais le sentiment de détenir la preuve que cette maxime philosophique au moins était vraie.
Mon séjour à la ferme dura quarante jours.
Le quarante et unième, à la veille de la fête de Vulcain, l’après-midi touchait à sa fin et je travaillais dans la vigne quand un esclave m’appela pour me désigner la route. Une voiture, accompagnée d’une vingtaine de cavaliers, cahotait sur les ornières et soulevait une telle quantité de poussière dans les derniers rayons du soleil estival qu’elle paraissait flotter sur un nuage doré. Elle s’immobilisa devant la villa, et Cicéron en descendit. Je suppose que j’avais toujours su, au fond de moi, qu’il viendrait me chercher. J’étais condamné à ne jamais pouvoir m’échapper. Tout en me dirigeant vers lui, j’arrachai mon chapeau de paille et me jurai qu’il n’était pas question que je me laisse convaincre de retourner à Rome avec lui. Je me répétais à mi-voix :
— Je n’écouterai pas… je n’écouterai pas… je n’écouterai pas…
Je vis tout de suite, à son mouvement d’épaules lorsqu’il se retourna pour m’accueillir, qu’il était d’extrêmement bonne humeur. Envolé, l’abattement de ces derniers temps. Il mit les mains sur ses hanches et éclata de rire en me voyant.
— Je te laisse un mois, et regarde ce qui arrive ! On dirait le fantôme de Caton l’Ancien !
Je fis donner des rafraîchissements à son entourage pendant que nous allions sur la terrasse ombragée boire un peu de vin de l’année précédente, qu’il ne jugea pas mauvais du tout.
— Quelle vue ! s’exclama-t-il. Quel endroit pour passer ses dernières années ! Ton vin à toi, tes olives à toi…
— Oui, convins-je avec circonspection. Je suis parfaitement content et ne compte pas aller bien loin. Et tes projets ? Qu’est devenue la Grèce ?
— Ah, je suis allé jusqu’en Sicile, où les vents du sud se sont levés et n’ont cessé de nous ramener vers le port. Alors je me suis demandé si les dieux n’essayaient pas de me dire quelque chose. Puis, pendant que nous étions coincés à Rhegium, à attendre un temps plus propice, j’ai entendu parler de cette attaque extraordinaire de Pison contre Antoine. Tu as dû en percevoir le tapage jusqu’ici. Après cela, des lettres sont arrivées de Brutus et de Cassius pour m’informer qu’Antoine commençait à changer — on doit en fin de compte leur accorder des provinces et Antoine leur a écrit qu’il espérait les revoir bientôt à Rome. Il a convoqué une session du Sénat pour le premier septembre, et Brutus a envoyé une lettre aux consulaires et aux prétoriens pour leur demander d’y assister.
« Alors, je me suis dit : est-ce vraiment le moment de partir tandis qu’il reste une chance ? Vais-je rester dans l’histoire comme le lâche qui s’est enfui ? Franchement, Tiron, c’était comme si le brouillard épais qui m’avait aveuglé pendant des mois s’était soudain levé et que je voyais avec clarté quel était mon devoir. J’ai fait demi-tour et remonté à la voile tout le chemin parcouru. Le hasard a fait que Brutus se trouvait à Velia, tout près d’embarquer, et c’est tout juste s’il ne s’est pas jeté à genoux pour me remercier. Il a reçu la Crète à gouverner, et on a accordé Cyrène à Cassius.
Je ne pus me retenir de faire remarquer que c’étaient là piètres compensations pour la Macédoine et la Syrie qu’ils auraient dû obtenir.
— C’est vrai, répliqua Cicéron, et c’est pour cela qu’ils ont décidé de passer outre les décrets vils et illégaux d’Antoine et de se rendre dans les provinces qui leur avaient été assignées au départ. Brutus a tout de même des partisans en Macédoine, et Cassius a été le héros de la Syrie. Ils vont lever des légions et combattre pour délivrer la République de l’usurpateur. C’est un nouvel esprit qui nous anime… une flamme sublime et d’un blanc éclatant.
— Alors tu vas à Rome ?
— Oui, pour la séance du Sénat qui se tiendra dans neuf jours.
— Il me semble donc que tu as la mission la plus dangereuse des trois.
Il balaya l’argument d’un geste de la main.
— Quel est le pire qui puisse m’arriver ? La mort ? J’ai plus de soixante ans. J’ai fait mon temps. Et au moins, ce serait une mort vertueuse, ce qui, comme tu le sais, est l’objectif suprême d’une vie heureuse. Dis-moi, reprit-il en s’inclinant vers moi, trouves-tu que j’ai l’air heureux ?
— Oui, concédai-je.
— C’est parce que j’ai compris, pendant mon séjour forcé à Rhegium, que j’avais enfin vaincu ma peur de la mort. La philosophie — le travail que nous avons fait ensemble — a produit cet effet sur moi. Oh, je sais bien qu’Atticus et toi n’allez pas me croire. Vous penserez qu’au fond de moi je suis encore la créature craintive que j’ai toujours été. Mais c’est la vérité.
— Et j’imagine que tu t’attends à ce que je t’accompagne ?
— Non, pas du tout, au contraire ! Tu as ta ferme et ton travail littéraire. Je ne veux plus t’exposer à d’autres risques. Mais nous ne nous sommes pas quittés comme nous l’aurions dû, et je ne pouvais pas passer si près de chez toi sans y remédier.
Il se leva et ouvrit grands les bras.
— Au revoir, mon vieil ami. Les mots sont insuffisants pour t’exprimer toute ma gratitude. J’espère que nous nous reverrons.
Il m’étreignit avec une telle force et pendant si longtemps que je sentis les battements puissants et réguliers de son cœur contre ma poitrine. Puis il s’écarta et, avec un dernier mouvement d’adieu de la main, se dirigea vers son attelage et sa garde.
Je le regardai s’éloigner, j’observai les gestes familiers : le redressement des épaules, le rajustement des plis de sa tunique, la façon machinale dont il tendit la main pour qu’on l’aidât à monter dans la voiture. Puis je regardai autour de moi, ma vigne, mon oliveraie, mes chèvres et mes poulets, mes murs de pierres sèches, mes moutons. Et tout cela me parut soudain très petit… comme un tout petit monde.
— Attends ! lui criai-je.
S’il m’avait supplié de l’accompagner, j’aurais probablement refusé de suivre Cicéron à Rome. Ce fut sa détermination à partir mener sans moi la dernière grande aventure de sa vie qui piqua mon orgueil et me poussa à lui courir après. Évidemment, il ne fut pas surpris par mon revirement. Il me connaissait trop bien. Il se contenta de hocher la tête et me dit de prendre ce qu’il me fallait pour le voyage, et de faire vite :
— Nous devons avancer avant la nuit.
Je rassemblai les membres de ma petite maisonnée dans la cour pour leur souhaiter une bonne récolte et leur assurer que je serais de retour le plus tôt possible. Ils ne savaient rien de la politique ni de Cicéron et me contemplaient avec ahurissement. Puis ils se rangèrent en ligne pour me regarder partir. Juste avant que la ferme disparaisse à ma vue, je me retournai pour leur faire signe, mais ils s’étaient déjà remis au travail.
Il nous fallut huit jours pour atteindre Rome, et chaque mille du trajet était jalonné de périls malgré la garde fournie par Brutus. La menace était toujours la même : les vétérans de César, qui avaient juré de traquer tous ceux qu’ils jugeaient responsables de son assassinat. Peu leur importait que Cicéron n’eût rien su du complot auparavant : il l’avait justifié après, et cela suffisait à le rendre coupable à leurs yeux. Notre route nous conduisit par les plaines fertiles que César leur avait distribuées et, par deux fois au moins — la première alors que nous traversions la ville d’Aquinum et la seconde peu après Fregellae —, on nous avertit qu’on nous avait tendu une embuscade et nous dûmes faire halte pour attendre que le danger fût écarté.
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