Cicéron commença en douceur, comme toujours :
— Avant de parler de la République, je me plaindrai en peu de mots de l’injure que M. Antoine m’a faite hier. Pourquoi donc vouloir me forcer si rudement à venir au Sénat ? L’affaire était-elle si grave que les malades eux-mêmes dussent s’y faire porter ? Hannibal était à nos portes, apparemment. Qui a jamais fait de pareilles menaces à un sénateur pour le forcer de venir en séance ?
« De toute façon, croyez-vous, pères conscrits, que j’aurais approuvé ce que vous avez décidé malgré vous ? Quand c’eût été Brutus lui-même, ce Brutus qui délivra la République de la tyrannie des rois, et qui, à près de cinq siècles de distance, devait voir sa descendance s’illustrer par la même action et le même courage, je ne consentirais pas à unir dans mon culte un homme mort et les dieux immortels !
La salle retint son souffle. Les hommes sont censés perdre leur voix en vieillissant, mais il n’en était rien pour Cicéron ce jour-là.
— Je n’ai pas peur de parler. Je n’ai pas peur de la mort. Mais c’est un grand sujet de douleur pour moi que des hommes comblés de tous les bienfaits par le peuple romain n’aient pas suivi l’exemple de L. Pison en juin, lorsqu’il a condamné les abus de nos jours si répandus dans l’État. Il ne s’est pas trouvé un consulaire pour appuyer Pison de la voix ni même du regard. Quelle est donc, grands dieux, cette servitude volontaire ? Je dis, moi, que ces hommes se sont montrés indignes des honneurs, indignes de la République !
Il appuya les mains sur ses hanches et parcourut la salle d’un regard sévère. La plupart des sénateurs baissèrent les yeux.
— J’ai accepté, au mois de mars, qu’on reconnaisse comme légaux les actes de César. Non que je les approuve — qui le pourrait ? — mais parce que je crois que nous devons considérer avant tout la concorde et la paix publiques. Cependant, toutes les lois qui n’arrangent pas Antoine, comme celle qui défend de garder plus de deux ans les provinces consulaires, sont abrogées, tandis que l’on exhume miraculeusement et proclame d’autres décrets du dictateur après sa mort. Ainsi, des condamnés ont été rappelés de l’exil par un mort. Le droit de cité a été donné à des particuliers, à des citoyens, à des provinces entières par un mort. Un mort a supprimé les impôts au moyen d’exemptions sans nombre.
« Je voudrais qu’Antoine fût ici pour s’expliquer — mais il lui est permis d’être malade, à lui qui ne me le permettait pas hier. On dit qu’il est irrité contre moi. Mais je lui ferai une proposition que je crois juste. Si je l’outrage dans sa vie ou dans ses mœurs, qu’il soit mon plus grand ennemi, j’y consens. Qu’il emploie les armes, si elles lui sont nécessaires, ainsi qu’il le dit, pour se défendre ; mais qu’il respecte ceux qui donnent librement leur avis sur les affaires de la République. Quoi de plus juste que cette demande ?
Pour la première fois, ses paroles suscitèrent des murmures d’assentiment.
— J’ai recueilli le fruit de mon retour, pères conscrits, puisque j’ai laissé, quoi qu’il arrive, dans ce discours, un témoignage de ma constance. Je parlerai encore, si je puis le faire sans danger pour vous et pour moi ; sinon, je me réserverai, autant que je le pourrai, moins pour moi que pour la République. Peut-être ai-je assez vécu pour les années et pour la gloire. Si les dieux m’accordent encore quelques jours, ce n’est pas à moi qu’ils appartiendront, pères conscrits, mais à notre patrie.
Cicéron se rassit alors qu’un sourd grondement d’approbation parcourait la salle, ponctué par quelques martèlements de pieds. Les sénateurs qui l’entouraient lui donnèrent des tapes sur l’épaule.
À la fin de la séance, Dolabella se précipita dehors avec ses licteurs, sans aucun doute pour courir chez Antoine lui faire son rapport tandis que Cicéron et moi rentrions à la maison.
Pendant les deux semaines qui suivirent, le Sénat ne se réunit pas, et Cicéron resta barricadé chez lui, sur le Palatin. Il engagea de nouveaux gardes, acheta un chien plus féroce et fit poser des volets et des portes de métal sur la maison. Atticus lui prêta des scribes, et je leur fis faire des copies de sa harangue au Sénat qu’il envoya à tout le monde — à Brutus en Macédoine, à Cassius en route pour la Syrie, à Decimus en Gaule cisalpine, aux deux commandants militaires de Gaule transalpine, Lépide et L. Munatius Plancus, ainsi qu’à une foule d’autres. Il l’intitula, mi-sérieusement, mi par dérision, sa Philippique, suivant la célèbre série de discours prononcés par Démosthène contre le tyran Philippe II de Macédoine. Un exemplaire dut parvenir à Antoine. En tout cas, il fit savoir son intention de donner sa réponse au Sénat, qu’il convoqua pour le dix-neuvième jour de septembre.
Il ne fut jamais question que Cicéron se rende là-bas en personne. Ne pas avoir peur de la mort était une chose, se suicider en était une autre. Il me demanda donc si je pouvais y aller pour prendre en notes le discours d’Antoine. J’acceptai, me disant que mon physique passe-partout me protégerait.
À l’instant où je parvins au Forum, je remerciai les dieux que Cicéron fût resté chez lui, car Antoine avait disposé des gardes dans tous les coins. Il avait même posté une troupe d’archers ituréens sur les marches du temple de la Concorde — des guerriers sauvages venus des confins de la Syrie et connus pour leur férocité. Ils examinaient tous les sénateurs qui entraient dans le temple et inséraient de temps à autre une flèche dans leur arc, et feignaient de viser.
Je réussis à me glisser au fond de la salle et sortis mon style et ma tablette à l’instant où Antoine arrivait. En plus de la demeure de Pompée, il avait réquisitionné la propriété de Metellus Scipio à Tibur, et avait, disait-on, rédigé son discours là-bas. Il passa près de moi et me parut avoir fort mal cuvé ses excès de boisson de la veille. D’ailleurs, quand il atteignit l’estrade, il se pencha en avant et vomit copieusement dans l’allée. Cela lui valut des rires et des applaudissements de ses partisans : il était connu pour vomir en public. Derrière moi, ses esclaves verrouillèrent et barricadèrent la porte. Il était contraire à tous les usages de retenir ainsi le Sénat en otage, et l’intention paraissait de toute évidence être l’intimidation.
Quant à sa harangue contre Cicéron, elle n’était que la prolongation de ses vomissures. Il déversa des années de bile ravalée. Il embrassa le temple du geste et rappela aux sénateurs que c’était dans cette même bâtisse que Cicéron avait décidé de l’exécution illégale de cinq citoyens romains parmi lesquels P. Lentulus Sura, le propre beau-père d’Antoine, et qu’il avait refusé de rendre son corps à la famille, leur interdisant donc de lui donner des funérailles décentes. Il accusa Cicéron (« Ce boucher couvert de sang qui laisse les autres se charger de la mise à mort ») d’avoir fomenté l’assassinat de César tout comme il l’avait fait pour celui de Clodius. Il soutint que c’était Cicéron qui avait envenimé les relations entre Pompée et César, ce qui avait mené à la guerre civile. Je savais que, même si ces accusations étaient des mensonges, elles ne manqueraient pas d’être préjudiciables à Cicéron, de même que les accusations plus personnelles — comme quoi Cicéron était un lâche tant d’un point de vue physique que moral, qu’il était vaniteux, vantard et surtout hypocrite, zigzaguant sans cesse de l’un à l’autre pour rester en bons termes avec toutes les factions, au point que même son frère et son neveu s’en étaient détachés et l’avaient dénoncé auprès de César. Il cita une lettre privée que Cicéron lui avait envoyée pendant sa longue attente à Brindes : Partout où mon entremise vous sera désirable et utile, elle est à vous sans hésitation et de tout cœur. Le temple résonna d’un grand éclat de rire. Il alla jusqu’à mettre sur le tapis son divorce avec Terentia et son remariage avec Publilia :
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