J’aurais apprécié un peu de compagnie pour me distraire, mais tout le monde semble passer le mois d’août au loin. Les Comminges ont fermé leur maison et pris leurs quartiers d’été dans leur résidence de campagne. Pauline est en vacances à Biarritz avec Philippe et leurs filles. Louis Leblois est rentré en Alsace pour être auprès de son père gravement malade. J’éprouve une bonne dose de ce que ces messieurs de la rue de Lille appelleraient Weltschmerz : je suis las du monde. Au bout du compte, je dîne seul dans un restaurant proche du ministère et rentre chez moi avec l’intention de lire le dernier roman de Zola. Mais son sujet, l’Église catholique romaine, m’ennuie, et il fait tout de même sept cent cinquante pages. Je suis prêt à accepter une telle prolixité de la part de Tolstoï, mais pas de Zola. Je l’abandonne bien avant la fin.
Je suis à mon cabinet tôt le lendemain matin, mais aucun télégramme ne m’attend, et ce n’est qu’en début d’après-midi que j’entends Henry et Lauth monter l’escalier. Je me lève et traverse la pièce à grandes enjambées. J’ouvre la porte à la volée et découvre avec surprise qu’ils sont en uniforme.
— Messieurs, dis-je d’un ton sarcastique, j’ose espérer que vous êtes bien allés en Suisse ?
Les deux officiers saluent, Lauth avec une certaine nervosité, me semble-t-il, mais Henry avec une nonchalance qui confine à de l’insolence.
— Pardon, mon colonel. Nous nous sommes arrêtés chez nous pour nous changer.
— Comment s’est passé votre voyage ?
— Je dirais que c’était une perte de temps et d’argent, vous n’êtes pas d’accord, Lauth ?
— Cela s’est révélé malheureusement assez décevant, oui.
Je regarde tour à tour l’un et l’autre.
— C’est aussi surprenant que fâcheux. Vous feriez mieux de venir me raconter tout ça.
Je m’assois derrière mon bureau, bras croisés, et les écoute débiter leur histoire. C’est surtout Henry qui parle. D’après lui, Lauth et lui se sont rendus directement de la gare à l’hôtel, où ils ont pris un petit déjeuner avant de monter dans la chambre. Là, ils ont attendu jusqu’à neuf heures et demie, heure à laquelle l’inspecteur Vuillecard leur a amené Cuers.
— Il s’est montré plutôt fuyant dès le début — nerveux, il ne tenait pas en place. Il n’arrêtait pas d’aller à la fenêtre pour examiner la grande place devant l’hôtel. En fait, il voulait surtout parler de lui — savoir si on pouvait lui assurer que les Allemands ne découvriraient jamais ce qu’il avait fait pour nous.
— Et qu’a-t-il pu vous dire au sujet de l’agent allemand ?
— Juste quelques bricoles. Il a reconnu avoir personnellement vu quatre documents transmis par Schwartzkoppen — un rapport sur un fusil et un autre sur un canon. Puis il y a eu quelque chose concernant le camp retranché de Toul et des renseignements sur les ouvrages de fortification des environs de Nancy.
— Qu’est-ce que c’était ? Des documents écrits ?
— Oui.
— En français ?
— C’est cela.
— Mais il n’a pas de nom pour cet agent, ni aucun autre indice concernant son identité ?
— Non, juste que l’état-major allemand a décidé qu’il ne fallait pas lui faire confiance et a ordonné à Schwartzkoppen de rompre avec lui. Quel qu’il soit, cet agent n’a jamais été très important et n’est plus actif.
Je me tourne vers Lauth.
— Parliez-vous en français ou en allemand ?
— En français pour commencer, le matin, répond-il en rougissant, puis nous sommes passés à l’allemand l’après-midi.
— Je vous avais recommandé d’encourager Cuers à s’exprimer en allemand.
— Sauf votre respect, mon colonel, intervient Henry, il n’aurait pas servi à grand-chose que je sois présent si ne n’avais pas eu l’occasion de lui parler moi-même. J’en assume la pleine responsabilité. Je me suis chargé de l’interrogatoire pendant environ trois heures, puis j’ai laissé la place au capitaine Lauth.
— Et pendant combien de temps l’avez-vous interrogé en allemand, capitaine Lauth ?
— Six bonnes heures, mon colonel.
— Et a-t-il dit autre chose d’intéressant ?
Lauth croise mon regard et le soutient.
— Non. Nous avons revu encore et encore les mêmes questions. Puis il est parti à six heures pour attraper le train qui le ramènerait à Berlin.
— Il est parti à six heures ? m’écrié-je sans pouvoir contenir plus longtemps mon exaspération. Vous voyez, messieurs, cela me paraît tout à fait invraisemblable. Pourquoi un homme prendrait-il le risque de faire sept cents kilomètres pour venir dans une ville étrangère rencontrer des officiers du renseignement d’une puissance adverse dans le seul but de ne rien dire ou presque ? En fait, pour en dire encore moins que ce qu’il nous a déjà livré à Berlin ?
— C’est évident, non ? réplique Henry. Il a dû changer d’avis. Ou bien il avait menti au départ. Ce qu’un type peut débiter quand il est ivre, la nuit, avec quelqu’un qu’il connaît, est bien différent de ce qu’il peut dire, à la lumière du jour, avec des étrangers.
— Eh bien, pourquoi ne l’avez-vous pas emmené se soûler, alors ? dis-je en frappant du poing sur la table. Pourquoi ne pas avoir fait un effort pour mieux le connaître ?
Ils ne répondent ni l’un ni l’autre. Lauth garde les yeux rivés au sol, Henry regarde droit devant lui.
— J’ai l’impression que vous étiez tous les deux très pressés de reprendre le train de Paris.
Ils commencent à protester, mais je leur coupe la parole.
— Gardez vos excuses pour votre rapport. Ce sera tout, messieurs. Merci. Vous pouvez disposer.
Henry s’arrête à la porte et me lance avec une dignité outragée et frémissante :
— Personne n’avait jamais remis en cause mes compétences professionnelles.
— Vous m’en voyez très surpris.
Lorsqu’ils sont sortis, je me penche sur mon bureau et enfouis mon visage dans mes mains. Je viens d’atteindre un moment décisif, à la fois dans mes relations avec Henry et dans ma direction de la section. Me disent-ils la vérité ? C’est possible, pour autant que je le sache. Peut-être Cuers s’était-il effectivement fermé lorsqu’il s’était retrouvé dans la chambre d’hôtel. S’il y a une chose dont je suis sûr cependant, c’est qu’Henry s’est rendu en Suisse déterminé à saborder la réunion — et qu’il a réussi —, et que si Cuers n’a rien dit, c’est parce que Henry voulait qu’il en soit ainsi.
Parmi les dossiers qui réclament mon attention aujourd’hui, il y a la dernière fournée de la correspondance d’Alfred Dreyfus, interceptée et retransmise, comme d’habitude, par le ministère des Colonies. Le ministre voudrait savoir si j’ai des observations à faire « du point de vue du renseignement ». Je défais le ruban, ouvre la chemise et commence à lire.
Journée lugubre, pluie incessante. Le cerveau se rompt, le cœur se brise. Le ciel est noir comme de l’encre, l’atmosphère embrumée ; vraie journée de mort, d’enterrement. Combien souvent me revient à l’esprit cette exclamation de Schopenhauer, qui, à la vue des iniquités humaines, s’écriait : « Si Dieu a créé le monde, je ne voudrais pas être Dieu. » Le courrier venant de Cayenne est arrivé, paraît-il, mais n’a pas apporté mes lettres. Que de douleur ! Rien à lire pour échapper à mes pensées. Ni livres, ni revues ne me parviennent plus. Je marche dans la journée jusqu’à épuisement de forces, pour calmer mon cerveau, pour briser mes nerfs…
La citation de Schopenhauer me saute aux yeux. Je la connais ; je l’ai moi-même utilisée bien souvent. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que Dreyfus pouvait lire de la philosophie, sans parler de concevoir une pensée blasphématoire. Schopenhauer ! C’est comme si quelqu’un qui essayait depuis longtemps d’attirer mon attention venait enfin d’y parvenir. D’autres passages captent mon regard :
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