Je vous adresse, monsieur, quelques renseignements intéressants :
1. Une note sur le frein hydraulique du 120 et la manière dont s’est conduite cette pièce
2. Une note sur les troupes de couverture (quelques modifications seront apportées par le nouveau plan)
3. Une note sur une modification aux formations de l’artillerie
4. Une note relative à Madagascar
5. Le projet de manuel de tir de l’artillerie de campagne (14 mars 1894).
Le dernier paragraphe explique que le ministère de la Guerre exige que chaque officier détenteur remette son manuel de tir de l’artillerie de campagne à la fin de l’exercice. Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse, et le tenir à ma disposition après, je le prendrai. À moins que vous ne vouliez que je ne le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie. Je vais partir en manœuvre.
Le plus grand expert en graphologie de Paris a certifié que ce document avait été écrit par Dreyfus. Je porte la photographie sur ma table et la place entre les deux lettres d’Esterhazy, puis je me penche pour mieux regarder.
Les écritures sont identiques.
Je m’assois et reste plusieurs minutes, pétrifié, la photo à la main. Je pourrais tout aussi bien être de marbre, une sculpture de Rodin : Le Lecteur. Ce qui me glace, plus encore que l’écriture, c’est le contenu — l’accent mis sur l’artillerie, la proposition de faire copier le manuel in extenso , le ton de vendeur obséquieux — c’est Esterhazy tout craché ! Fugitivement, comme lors de la découverte du petit bleu , j’envisage d’aller voir le ministre et de poser la preuve devant lui. Mais cette fois encore, je sais que ce serait une bêtise. Mes quatre règles d’or sont maintenant plus fondamentales que jamais : procéder étape par étape ; aborder la question sans passion ; éviter de sauter aux conclusions ; ne se confier à personne tant qu’il n’y a pas de preuve tangible.
Je prends les deux lettres, rajuste ma tunique et vais directement au bureau de Lauth. J’hésite un instant devant sa porte, puis je frappe et entre.
Le capitaine des dragons se tient renversé sur son fauteuil, ses longues jambes étendues devant lui, les yeux clos. Cette tête blonde au repos a quelque chose d’angélique. Je ne doute pas qu’il ait du succès auprès des femmes, même s’il est, me semble-t-il, jeune marié. Je me demande s’il entretient des liaisons. Je suis sur le point de sortir quand il ouvre brusquement ses yeux bleus et m’aperçois. Et, en cet instant d’inattention, c’est davantage que de la surprise qui passe dans son regard : c’est de l’alarme.
— Pardon, dis-je, je ne voulais pas vous déranger. Je reviendrai quand vous serez prêt.
— Non, non, assure Lauth, qui, embarrassé, se lève aussitôt. Excusez-moi, mon colonel, c’est cette chaleur infernale, et d’être enfermé toute la journée…
— Ne vous en faites pas, mon cher Lauth, je sais exactement ce que vous ressentez. Ce n’est vraiment pas une vie de soldat, de rester confiner jour après jour dans un bureau. Asseyez-vous, je vous en prie. J’insiste. Cela vous dérange si je m’assois aussi ?
Sans attendre sa réponse, je prends une chaise et m’installe de l’autre côté de sa table de travail.
— Pourriez-vous faire quelque chose pour moi ? dis-je en poussant les deux lettres vers lui. Je voudrais que vous preniez ces deux lettres en photo, mais en occultant la signature et le nom du destinataire.
Lauth examine les lettres puis me regarde, stupéfié.
— Esterhazy !
— Oui, il semble que notre petit espion ambitionne d’en devenir un plus grand. Heureusement que nous l’avons à l’œil, ne puis-je m’empêcher d’ajouter, sinon, qui sait quels torts il aurait pu causer.
— Effectivement, convient Lauth avec un hochement de tête contraint et en s’agitant, mal à l’aise, sur son siège. Puis-je vous demander, mon colonel, pourquoi vous avez besoin d’une photo de ces lettres ?
— Faites simplement les photos, si cela ne vous dérange pas, capitaine, dis-je en me levant avec un sourire. Disons, quatre tirages de chaque à la première heure demain matin ? Et, pour une fois, faites en sorte que cela reste strictement entre nous.
À l’étage au-dessus, Gribelin vient juste de rentrer de ses vacances annuelles — non que cela soit évident à le regarder. Il a le visage blême et ses yeux, sous une visière de Celluloïd vert, présentent de grands cernes d’épuisement. Sa seule concession à la chaleur estivale est qu’il a relevé ses manches de chemise jusqu’à ses coudes osseux, révélant des bras aussi blancs et maigres que des tubercules. À mon arrivée, il est penché sur un dossier, qu’il referme précipitamment. Il retire sa visière.
— Je ne vous ai pas entendu monter, mon colonel.
Je lui remets la photographie du bordereau .
— Je crois que vous devriez ranger ceci.
La surprise le fait cligner des yeux.
— Où l’avez-vous trouvé ?
— Le colonel Sandherr le gardait dans son coffre.
— Ah, oui, il en était très fier, commente Gribelin.
Il tient la photo à bout de bras pour l’admirer. Il mouille sa lèvre supérieure du bout de la langue, comme s’il examinait une image pornographique.
— Il m’a dit qu’il l’aurait fait encadrer et accrochée au mur, si le règlement l’avait permis.
— Comme un trophée de chasse ?
— Exactement.
Gribelin déverrouille le tiroir inférieur gauche de son bureau et en tire son énorme trousseau de clefs. Puis il porte le bordereau vers un vieux classeur métallique massif, qu’il entreprend d’ouvrir. Je jette un coup d’œil autour de moi. Il est rare que je m’aventure ici. Deux grandes tables sont collées l’une contre l’autre au centre de la salle. Sur les surfaces de cuir brun éraflé, sont disposés dans un alignement parfait une demi-douzaine de piles de dossiers, un sous-main, une lampe électrique puissante, un ensemble de tampons, un encrier en laiton, une poinçonneuse et tout un ensemble de plumes. Les armoires et les coffres verrouillés qui contiennent tous les secrets de la section bordent les murs. Il y a une carte de France découpée en départements. Les trois fenêtres étroites, poussiéreuses et munies de barreaux ont le rebord maculé de fientes laissées par les pigeons que j’entends roucouler sur le toit.
— Je me demandais, dis-je d’un ton désinvolte, si vous gardiez l’original du bordereau ici ?
— Oui, répond Gribelin sans se retourner.
— J’aimerais le voir.
— Pourquoi ? réplique-t-il en me regardant par-dessus son épaule.
— Ça m’intéresse, dis-je avec un mouvement d’indifférence.
Il ne peut pas s’y opposer. Il ouvre un autre tiroir du classeur et en sort une de ses omniprésentes enveloppes jaunes. Il en tire avec révérence le fameux bordereau. Ce n’est pas du tout ce que je m’attendais à trouver. Il ne pèse presque rien. C’est du papier pelure, si mince qu’il en est à moitié transparent, écrit recto verso, de sorte que l’encre d’une face apparaît sur l’autre. Les bandelettes collées pour rassembler les six fragments constituent ce qu’il y a de plus tangible.
— On n’imaginerait pas que cela ressemble à ça, commenté-je en regardant la photographie.
— Non, cela a nécessité toute une opération, fait Gribelin, dont la voix généralement dure s’adoucit d’une touche de fierté professionnelle. Nous avons dû photographier les deux côtés, puis retoucher les clichés et les coller ensemble avant de reprendre le tout en photo pour donner l’impression qu’il s’agit d’une seule page.
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