Il régnait à l’époque un antisémitisme grandissant au sein de l’armée, encore stimulé par le poison de La Libre Parole , qui prétendait que les officiers juifs bénéficiaient d’un régime préférentiel. Malgré le manque de sympathie que Dreyfus m’inspirait, je pris soin de tout faire pour lui épargner le pire. J’avais un vieil ami, Armand Mercier-Milon, commandant au 4 eBureau (mouvements de troupes et chemins de fer), qui ne nourrissait aucun préjugé. Je lui en touchai deux mots. Le résultat de tout cela fut que Dreyfus fut affecté au 4 eBureau pour son premier stage, au début de 1893. Ensuite, pendant l’été, il fut affecté au 1 er(l’administration), puis, au début de l’année 1894, au 2 e(le renseignement). Enfin, en juillet, il arriva à mon cabinet, au 3 e, pour terminer sa rotation à l’état-major.
Je vis très peu Dreyfus pendant cet été et cet automne 1894 — il était souvent absent de Paris —, mais nous échangions un salut de tête civil lorsqu’il nous arrivait de nous croiser dans le couloir. D’après les rapports de ses chefs de section, je savais qu’on le considérait comme un élément travailleur et intelligent, mais qu’il n’inspirait pas la sympathie, se montrait réservé et solitaire. Certains le disaient froid et arrogant avec ses collègues, obséquieux avec ses supérieurs. Pendant une visite de l’état-major à Charmes, il monopolisa le général de Boisdeffre pendant tout le dîner et sortit ensuite en tête à tête avec lui pendant une heure à fumer des cigares et parler des dernières innovations de l’artillerie, au grand dam des officiers supérieurs présents. Il ne faisait pas non plus le moindre effort pour dissimuler sa fortune. Il avait une cave à vin aménagée dans son appartement, employait trois ou quatre domestiques, avait un attelage en livrée, collectionnait les tableaux et les livres, chassait régulièrement et acheta même un fusil Hammerless chez Guinard & Cie, avenue de l’Opéra, pour cinq cent cinquante francs — l’équivalent de deux mois de solde.
Il y avait quelque chose de presque héroïque dans son refus de jouer le rôle de l’étranger reconnaissant. Mais, rétrospectivement, on se rend compte que c’était folie de se conduire ainsi, surtout dans un tel climat.
Un Juif typique…
L’Opération Bienfaisant traîne dans la chaleur du mois d’août. Il n’y a pas d’autre apparition d’Esterhazy rue de Lille. Schwartzkoppen semble être parti en congé. L’appartement des Allemands est fermé pour l’été. J’écris à Boisdeffre, en vacances dans sa propriété de Normandie, pour lui demander la permission d’obtenir un échantillon de l’écriture d’Esterhazy, au cas où elle correspondrait aux pièces récupérées par l’agent Auguste. Ma requête est rejetée sous prétexte que cela constituerait « une provocation ». Si Esterhazy doit être renvoyé de l’armée, Boisdeffre répète que ce doit être fait en toute discrétion, sans scandale. J’en réfère au ministre de la Guerre. Il compatit, mais, sur cette question, refuse de passer outre le chef de l’état-major.
Pendant ce temps, à la section de statistique, l’atmosphère est aussi délétère que dans les égouts. À plusieurs reprises, lorsque je sors de mon cabinet, j’entends des portes se fermer dans le couloir. Les messes basses reprennent. Le 15 du mois, il y a un pot organisé dans la salle d’attente pour le départ à la retraite de Bachir et l’arrivée de son successeur, Capiaux, au poste de concierge. Je prononce quelques mots de remerciement — « Cet endroit ne sera plus le même sans la présence de notre vieux camarade Bachir » — auxquels Henry réplique dans son verre, mais assez fort pour être entendu de tous : « Eh bien, pourquoi vous être débarrassé de lui, alors ? » Puis tous vont prendre un verre ensemble à La Taverne Royale, et je ne suis pas invité à les accompagner. Assis seul à mon bureau, avec une bouteille de cognac, je repense à la remarque d’Henry à son retour de Bâle : Quel qu’il soit, cet agent n’a jamais été très important et n’est plus actif. Ai-je déclenché toute cette animosité en pourchassant un agent qui n’a jamais été davantage qu’un escroc et un imposteur ?
Le 20, Henry part en permission pour un mois dans sa famille, dans la Marne. Normalement, il passe la tête par la porte de mon bureau pour me saluer avant de partir. Cette fois, il s’éclipse sans un mot. Pendant son absence, le bâtiment s’enfonce encore davantage dans la torpeur du mois d’août.
Et puis, le 27, un jeudi après-midi, je reçois un message de l’ordonnance de Billot, le capitaine Calmon-Maison, souhaitant s’entretenir avec moi dès que possible. Comme j’ai déjà traité le courrier, je décide de m’y rendre sur-le-champ. Je traverse le jardin, grimpe l’escalier et pénètre dans le secrétariat du ministre. Les fenêtres sont ouvertes. La pièce est lumineuse et aérée. Trois ou quatre officiers travaillent aimablement ensemble. J’éprouve une pointe de jalousie : quelle chance ils ont d’être là au lieu de moisir dans mon dédale sombre et humide, chargé de rancœurs !
— J’ai ici quelque chose dont le général Billot pense que cela vous intéressera, m’annonce Calmon-Maison, qui va prendre une lettre dans une armoire. C’est arrivé hier. Et cela vient du commandant Esterhazy.
La lettre est manuscrite, adressée à Calmon-Maison et datée de deux jours plus tôt, à Paris. C’est une demande pour être transféré à l’état-major. Les implications d’une telle requête m’assaillent de façon presque physique. Il essaie d’entrer au ministère. Il essaie de mettre la main sur des informations secrètes qu’il pourra…
— Mon collègue, le capitaine Thévenet, a reçu une requête similaire, m’informe Calmon-Maison.
— Puis-je la voir ?
Il me remet la seconde lettre. La formulation est pratiquement identique à celle de la première : J’écris pour demander un transfert immédiat du 74 erégiment d’Infanterie de Rouen… je crois avoir montré les qualités nécessaires pour travailler à l’état-major… J’ai servi dans la Légion étrangère et aux services de renseignements secrets comme traducteur d’allemand… Je vous serais très reconnaissant de porter cette requête à l’attention de l’autorité concernée…
— Avez-vous répondu ?
— Nous lui avons envoyé une lettre pour temporiser : « Le ministre étudie votre requête… »
— Puis-je vous les emprunter ?
Calmon-Maison me réplique comme s’il récitait une formule juridique :
— Le ministre m’a chargé de vous dire qu’il ne voyait pas d’objection à ce que vous utilisiez ces lettres dans le cadre de votre enquête.
De retour dans mon cabinet, je m’assois à ma table, les lettres posées devant moi. L’écriture en est nette, régulière, bien espacée. Je suis presque certain de l’avoir déjà vue. Je me dis tout d’abord que ce doit être parce qu’elle ressemble beaucoup à celle de Dreyfus, dont je viens de passer tant d’heures à lire la correspondance.
Puis je me rappelle le bordereau — la note explicative récupérée dans la corbeille de Schwartzkoppen et sur laquelle Dreyfus a été condamné pour trahison.
J’examine de nouveau les lettres.
Non, c’est impossible…
Je me lève de mon siège, comme en état second, et fais sur le tapis les quelques pas qui me séparent du coffre. Ma main tremble légèrement lorsque j’insère la clef. L’enveloppe qui contient la photographie du bordereau est toujours là où Sandherr l’a laissée : il y a des mois que je me répète que je dois la porter à Gribelin afin qu’il la range dans ses archives.
Le fac-similé du bordereau consiste en une colonne d’une trentaine de lignes étroites rédigées à la main, sans date, sans adresse, sans signature :
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