Je les escorte dehors et les regarde monter dans un fiacre. Puis j’attends que le landau soit hors de vue avant de me rendre à pied à mon propre rendez-vous. J’ai tout le temps devant moi, assez en tout cas pour profiter de cette superbe fin d’après-midi estivale, aussi je prends le long des quais et dépasse le quai d’Orsay où l’on détruit enfin les vestiges du palais d’Orsay. Une nouvelle gare de chemin de fer et son grand hôtel doivent se construire en bordure de Seine. Le premier grand événement du siècle — l’Exposition universelle de 1900 — se tiendra ici même, à Paris, dans moins de quatre ans, et le site grouille d’ouvriers. L’énergie est palpable dans l’air ; il règne même, si l’on ose dire, une sorte d’optimisme — sentiment qui s’est fait plutôt rare en France, au cours de ces vingt dernières années. Je longe d’un bon pas la rive gauche jusqu’au pont de Sully, où je m’arrête et m’appuie au parapet pour contempler, à l’ouest, la Seine et Notre-Dame. J’essaie encore de me préparer au mieux à l’entretien qui va suivre.
Les aléas de la vie publique sont tels que le général de Boisdeffre, qui se démarquait à peine de l’ombre de Mercier un an et demi plus tôt, apparaît à présent comme l’un des personnages les plus populaires du pays. Depuis trois mois en effet, on ne peut guère ouvrir un journal sans lire un article sur lui, que ce soit en tant que chef de la délégation française au couronnement du tsar à Moscou, ou pour présenter les respects du Président à la tsarine lorsqu’elle vient en vacances sur la Côte d’Azur, ou encore pour assister au Grand Prix de Paris à Longchamp en compagnie de l’ambassadeur russe. La Russie, la Russie, la Russie… on n’entend plus que ça, et l’alliance stratégique de Boisdeffre passe pour le triomphe diplomatique de l’époque, même si j’ai personnellement quelques réserves quant au fait de combattre les Allemands aux côtés d’une armée de serfs.
Impossible, cependant, de nier la célébrité de Boisdeffre. Son arrivée a été annoncée dans les journaux et, quand j’atteins la gare de Lyon, la première chose que je vois est la foule d’admirateurs qui se pressent pour entrevoir leur idole à sa descente du train de Vichy. Lorsque le convoi s’immobilise enfin le long du quai, plusieurs dizaines de personnes se mettent à courir pour tenter de repérer le général. Il finit par émerger de la voiture et se fige sur le pas de la porte à l’intention des photographes. Il est en civil, néanmoins très reconnaissable, sa haute silhouette droite encore rehaussée par un superbe haut-de-forme en soie. Il se découvre poliment pour saluer les applaudissements, puis descend sur le quai, suivi de Pauffin de Saint-Morel et de deux autres ordonnances. Le général s’avance lentement jusqu’au portillon, pareil à un grand vaisseau de guerre lors d’une parade de la Marine. Il lève son chapeau et sourit vaguement aux cris de « Vive Boisdeffre ! » et « Vive l’armée ! * » jusqu’à ce qu’il me voie. Son expression se rembrunit alors fugitivement tandis qu’il s’efforce de se rappeler pourquoi je suis là, puis il accueille mon salut d’un petit signe de tête amical.
— Montez avec moi dans mon automobile, Picquart, propose-t-il, même si je ne vais malheureusement que jusqu’à l’hôtel de Sens. Il faudra donc que ce soit bref.
L’auto, une Panhard-Levassor, n’a pas de toit. Nous prenons place, le général et moi, sur la banquette arrière capitonnée, derrière le chauffeur, et partons vers la rue de Lyon en cahotant sur les pavés. Un groupe de voyageurs qui attendent un fiacre reconnaissent le chef de l’état-major et poussent des acclamations.
— Je crois que nous avons assez donné, pas vous ? dit Boisdeffre.
Il retire son chapeau, le pose sur ses genoux et passe la main dans ses maigres cheveux blancs.
— Alors, qu’est-ce que ce nouveau 1894 ?
Même si ce n’est pas vraiment le genre d’entretien que j’avais prévu, il n’y a au moins aucun danger que notre conversation soit entendue par d’autres : il doit se tourner pour me crier ses questions dans l’oreille, et je dois faire de même pour lui donner mes réponses.
— Nous pensons avoir découvert un traître dans l’armée, mon général, qui transmet des renseignements aux Allemands !
— Pas un autre ! Quelle sorte de renseignements ?
— Jusqu’à présent, cela semble surtout concerner notre artillerie.
— Des renseignements importants ?
— Pas particulièrement. Mais il pourrait y avoir d’autres sujets dont nous n’avons pas connaissance.
— Qui est-ce ?
— Un prétendu « comte Walsin Esterhazy », commandant au 74 e.
Boisdeffre fait un effort de mémoire visible avant de secouer la tête.
— Ce n’est pas un nom que j’aurais oublié si je l’avais croisé. Comment sommes-nous tombés sur lui ?
— De la même façon que nous avons trouvé Dreyfus, par notre agent à l’ambassade germanique.
— Mon Dieu, comme je voudrais que mon épouse trouve une femme de ménage moitié aussi efficace que cette femme !
Il rit à sa propre plaisanterie et me paraît remarquablement détendu. Peut-être est-ce l’effet de son hydrothérapie.
— Qu’en dit le général Gonse ?
— Je ne l’ai pas encore mis au courant.
— Pourquoi ?
— J’ai jugé préférable de vous en parler d’abord. Avec votre permission, j’aimerais en référer ensuite au ministre. J’espère en savoir plus d’ici un jour ou deux sur Esterhazy. Jusque-là, je préfère ne rien dire au général Gonse.
— Comme vous voudrez.
Il palpe ses poches, trouve sa tabatière et m’en offre une prise. Je refuse. Il en inspire deux pincées. Nous empruntons la place de la Bastille. Il ne nous reste que quelques minutes avant d’arriver à destination, et il me faut une décision. J’insiste :
— J’ai donc votre permission pour informer le ministre.
— Oui, je crois que vous devriez, non ? Néanmoins, j’aimerais vraiment, ajoute-t-il en me tapotant le genou pour souligner chaque mot, éviter un autre scandale public ! Un Dreyfus suffit pour une génération. Essayons de traiter cette affaire avec plus de discrétion.
Notre arrivée à l’hôtel de Sens m’épargne d’avoir à répondre. Pour une fois, cette espèce de lugubre château médiéval est le théâtre d’un peu d’activité. Une sorte de réception officielle y est donnée. Des invités arrivent en tenue de soirée. Et là, à l’entrée, en train de fumer une cigarette, ce n’est autre que Gonse. Notre auto s’immobilise à quelques mètres. Gonse jette sa cigarette et vient vers nous, tandis que le chauffeur descend de voiture et vient abaisser le marchepied pour Boisdeffre. Gonse s’immobilise et salue.
— Bon retour à Paris, mon général !
Puis, me regardant avec une suspicion non dissimulée :
— Et le colonel Picquart ?
Le ton est interrogatif.
— Le général de Boisdeffre a eu la bonté de me raccompagner depuis la gare, m’empressé-je d’expliquer.
Ce n’est ni un mensonge complet ni tout à fait la vérité, mais cela suffit heureusement à couvrir mon départ. Je salue et leur souhaite une bonne soirée. J’attends d’avoir atteint le coin de la rue pour risquer un regard derrière moi, mais les deux hommes sont déjà entrés.
Il y a trois raisons pour lesquelles je ne veux pas encore parler d’Esterhazy à Gonse. Premièrement, je ne doute pas que dès que cet éminent vieux bureaucrate aura vent de l’affaire, il voudra en prendre le contrôle et qu’il commencera à y avoir des fuites ; deuxièmement, parce que je connais le fonctionnement de l’armée et que je ne serais pas étonné qu’il s’adresse à Henry derrière mon dos ; et surtout, troisièmement, parce que si j’arrive à assurer d’abord mes arrières avec le chef de l’état-major et le ministre de la Guerre, Gonse ne sera plus en mesure d’interférer et je serai libre de suivre la piste où elle me mènera. Je ne suis pas complètement dénué de ruse : comment serais-je devenu le plus jeune colonel de l’armée française sans cela ?
Читать дальше