Je feins de réfléchir.
— Pas pour le moment, mens-je, alors qu’en fait j’ai peine à me retenir de bondir de ma chaise. C’est tout ce qu’il y a ?
Foucault se met à rire.
— Quoi, vous voulez savoir s’il y a eu une autre bouteille ?
Il ferme la chemise et la range dans le tiroir.
— En fait, oui, il y en a eu une autre. Et j’ai fini par devoir le nettoyer un peu et le mettre au lit. Vous voyez ce que je suis prêt à endurer pour mon pays !
— Je vous ferai décerner une médaille, dis-je en me joignant à son rire.
Le sourire de Foucault s’efface.
— En vérité, colonel Picquart, notre ami Cuers est un névrosé et, comme la plupart des névrosés, il a tendance à la fabulation. Alors, soyons clairs : quand je vous transmets ce qu’il me dit, je ne le cautionne pas, vous comprenez ? Il y a des agents dont je me porte garant : Cuers n’en fait pas partie. C’est pourquoi je n’ai pas consigné par écrit le reste de son récit.
— Je vous entends parfaitement, dis-je en me demandant ce qui va suivre. Je considérerai tout ce que vous me confierez avec le scepticisme approprié.
— Bien.
Foucault marque alors un moment de silence. Il fronce les sourcils en regardant son bureau, puis lève vers moi un regard calme et direct — un regard de soldat à soldat.
— Alors voilà : Cuers prétend que les services de renseignements allemands prennent très mal toute cette affaire Dreyfus.
— Vous voulez dire, le fait que nous l’ayons démasqué ?
— Non. Le fait qu’ils n’ont jamais entendu parler de lui — ou c’est du moins ce qu’il assure.
Je soutiens le regard du colonel. Ses yeux sombres ne se dérobent pas. J’avance prudemment :
— Sans doute essaient-ils encore de le couvrir.
— Pardon ? Même en privé ? réplique Foucault, qui cille et secoue la tête. Non. Je veux bien que ce soit le genre de chose que l’on doive continuer de nier en public — c’est le jeu diplomatique. Mais pourquoi continuer de nier entre soi, derrière des portes closes, année après année ?
— Peut-être que personne à Berlin ne veut admettre avoir employé Dreyfus, vu la façon dont ça s’est terminé ?
— Mais nous savons tous les deux que ce n’est pas ainsi que les choses fonctionnent, n’est-ce pas ? D’après Cuers, le Kaiser a demandé personnellement la vérité à Schlieffen : « L’armée impériale a-t-elle, à un moment ou à un autre, travaillé avec ce Juif, oui ou non ? » Schlieffen a à son tour posé la question à Dame, qui a juré ne rien savoir d’un quelconque espion juif. Sur ordre de Schlieffen, Dame a rappelé Schwartzkoppen à Berlin pour l’interroger — Cuers l’a vu lui-même au Tiergarten —, et Schwartzkoppen a été très clair : la première fois qu’il a entendu parler de Dreyfus, c’est quand il a ouvert son journal après l’arrestation de l’espion. Cuers m’a dit que, depuis, Dame avait mené une enquête discrète auprès de tous les services de renseignements européens amis de l’Allemagne pour savoir si l’un d’eux avait travaillé avec Dreyfus. Cette fois encore : rien.
— Et ils en sont fâchés ?
— Oui, bien sûr — vous savez combien nos voisins prussiens bornés sont susceptibles à l’idée de passer pour des imbéciles. Ils s’imaginent que toute cette affaire est un coup monté manigancé par les Français pour donner une mauvaise image d’eux aux yeux du reste du monde.
— Mais c’est absurde !
— Évidemment. Mais c’est ce qu’ils croient — ou c’est du moins ce qu’assure Cuers.
Sans m’en rendre compte, j’ai agrippé les bras de mon fauteuil comme si je me trouvais chez le dentiste. Je m’efforce alors de me détendre. Je croise les jambes, rajuste le pli de mon pantalon et affecte un calme que je ne ressens pas, et qui, j’en suis certain, ne trompe pas Foucault — passé maître dans l’art de reconnaître la dissimulation — un instant.
— Il me semble, dis-je après une longue pause, que nous devrions procéder pas à pas dans cette affaire, et que la première étape devrait être de suivre la suggestion de Cuers et de le rencontrer pour qu’il nous fasse un compte rendu complet.
— Je suis d’accord.
— D’ici là, nous ne devons parler de cela à personne.
— Je suis encore plus d’accord.
— Quand pouvez-vous retourner à Berlin ?
— Demain matin.
— Pourrais-je vous suggérer de prendre contact avec Cuers pour l’informer que nous désirons lui parler le plus tôt possible ?
— Je m’en charge à l’instant où je rentre.
— La question est : où pouvons-nous le rencontrer. Ça ne peut pas raisonnablement se passer en territoire allemand.
— Surtout pas — bien trop risqué, convient Foucault, qui réfléchit une seconde. Pourquoi pas la Suisse ?
— Ce serait plus sûr. Bâle, peut-être ? C’est plein de touristes à cette période de l’année. Il pourrait prétendre y aller pour faire de la randonnée. Nous le retrouverions là-bas.
— Je lui soumets votre proposition et vous donne sa réponse. Vous réglerez ses frais ? Je m’excuse de mettre cela sur le tapis, mais je sais que ce sera la première question qu’il posera.
— Ah, fais-je avec un sourire, les gens avec qui nous travaillons ! Oui, bien sûr, ce sera à notre charge.
Je me lève et salue. Foucault fait de même. Puis nous échangeons une poignée de main. Aucun autre mot n’est prononcé ; c’est inutile — nous comprenons tous les deux quelle bombe ce dont nous venons de discuter pourrait avoir amorcée.
J’ai donc découvert un espion, enfin. Là-dessus, il ne subsiste plus le moindre doute. Le commandant Charles Ferdinand Walsin Esterhazy — « Comte Esterhazy », comme il aime à se présenter — arpente les rues de Rouen et de Paris, joue, boit du champagne dans des cabarets, baise la plupart des nuits avec Marguerite Quatre-Doigts dans un appartement proche de Montmartre et finance sa vie de stupre en cherchant avec la dignité d’un colporteur des rues à vendre les secrets de son pays à une puissance étrangère.
Oui, Esterhazy est un cas assez simple : sa culpabilité n’est plus à démontrer, sinon juridiquement, du moins dans les faits.
Mais Dreyfus ? Mon Dieu, voilà une bien plus grande interrogation — voire même un cauchemar —, et, alors que je sors du ministère pour regagner la section de statistique, mes pensées s’affolent devant les implications possibles, et je dois de nouveau faire un effort pour me calmer. Je me donne des ordres à moi-même : procède étape par étape, Picquart ! Aborde la question sans passion, Picquart ! Évite de sauter aux conclusions ! Ne te confie à personne tant qu’il n’y a pas de preuve tangible !
Néanmoins, lorsque j’arrive à la porte de la section, je lance un regard mélancolique dans la rue de l’Université, vers l’appartement de Louis Leblois — que ne donnerais-je pour avoir une chance de discuter de tout cela avec lui…
Une fois dans mon bureau, je trouve un message de Desvernine qui me demande s’il peut me voir le soir même : même heure, même endroit. Du fait de mes pérégrinations avec Boisdeffre, il y a dix jours que je ne l’ai pas vu et, le temps que j’arrive au café de la gare Saint-Lazare, avec un quart d’heure de retard, il est déjà installé, m’attend avec un bock pour moi et, fait sans précédent, un pour lui.
— C’est une première, dis-je, tandis que nous trinquons. Avons-nous quelque chose à célébrer ?
— Peut-être.
Desvernine essuie la mousse de ses moustaches et prend dans la poche intérieure de sa veste une photographie qu’il pose, face cachée, sur la table avant de la faire glisser vers moi. Je la saisis et la retourne. Pas besoin de loupe, cette fois. C’est aussi net qu’un portrait en studio. Esterhazy est en chapeau melon gris et sort des grilles de l’ambassade allemande. Je devine même un demi-sourire sur ses lèvres. Il a dû s’arrêter pour profiter de la chaleur du soleil.
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