— Comment est-elle ?
Pour toute réponse, Anna s’écarte afin que je voie le lit. Ma mère a rapetissé, toute grise et minuscule. Son visage est tourné de l’autre côté. La partie inférieure de son corps est encastrée dans un plâtre qui donne l’impression étrange d’être plus grand et plus matériel qu’elle. On dirait un oisillon malade, à moitié sorti de sa coquille.
— Quand se réveillera-t-elle de l’anesthésie ?
— Elle est réveillée, Georges.
— Comment ?
Je ne comprends pas tout de suite. Je glisse doucement la main sous sa joue et tourne son visage vers moi.
— Maman ?
Elle a effectivement les yeux ouverts, mais ils sont vides et larmoyants ; ils plongent dans les miens sans le moindre signe de reconnaissance. Il n’est pas rare, m’explique le médecin, que des patients dans son état se réveillent d’une anesthésie en ayant abandonné une part d’eux-mêmes à ce sommeil artificiel. Je ne peux m’empêcher de crier :
— Pourquoi ne pas nous avoir prévenus ?
Mais Anna me fait taire : quel choix avions-nous ?
Le lendemain, nous ramenons notre mère à la maison. Dimanche matin, les cloches de Saint-Louis sonnent la messe, mais, si elle les entend, elle ne sait plus ce que cela signifie. Elle semble même avoir oublié comment manger.
Nous engageons une infirmière pour s’occuper d’elle durant la journée et, à partir de ce moment, je quitte le bureau de bonne heure pour me rendre à Versailles, où je dors dans la chambre d’amis. Je ne suis pas seul à veiller, bien sûr. Anna et Jules font le trajet depuis Paris presque chaque jour. Mon cousin Edmond Gast et sa femme, Jeanne, viennent en voiture de Ville-d’Avray. Et, un soir que je rentre plus tard qu’à l’accoutumée, je trouve Pauline assise près du lit, en train de lire à voix haute un roman à son auditoire inerte. Elle pose le livre et se lève pour m’embrasser. Je m’accroche à elle et lui glisse :
— Cette fois, je ne crois pas que je te laisserai repartir.
— Georges, chuchote-t-elle d’un air guindé. Ta mère…
Nous baissons les yeux vers elle. Elle repose sur le dos, les yeux clos. Les traits de son visage sont détendus, son expression est impassible, presque royale dans son indifférence ; je songe qu’elle est à présent au-delà des conventions, de toute cette moralité étriquée et stupide…
— Elle ne peut pas nous voir, répliqué-je, et si elle le pouvait, elle serait enchantée. Tu sais qu’elle n’a jamais compris pourquoi nous ne nous sommes pas mariés…
— Elle n’est pas la seule…
Le ton est ironique. Elle ne m’a jamais fait de reproche. Nous avons grandi ensemble, en Alsace. Nous avons survécu ensemble au siège. Nous nous sommes raccrochés l’un à l’autre alors que nous étions en exil, quand il ne nous restait plus rien d’autre. J’ai été son premier amant. J’aurais dû lui demander sa main avant de partir rejoindre mon régiment en Algérie. Mais j’ai toujours cru que nous avions tout le temps. En fait, quand j’ai terminé mon service à l’étranger et suis rentré d’Indochine, elle avait fait une croix sur moi, avait déjà donné naissance à une fille et en attendait une seconde. Cela ne m’a pas trop dérangé, d’autant moins que nous n’avons pas tardé à reprendre notre liaison là où nous l’avions laissée. « Nous avons mieux qu’un avenir ensemble, lui ai-je maintes fois répété. Nous avons une histoire. » Je ne suis plus aussi sûr d’y croire.
— Te rends-tu compte, dis-je en lui prenant la main, que nous sommes ensemble, d’une façon ou d’une autre, depuis plus de vingt ans ? C’est pratiquement comme un mariage.
— Oh, Georges, réplique-t-elle avec lassitude. Je t’assure que cela n’a rien à voir avec un mariage.
La porte d’entrée s’ouvre, nous entendons la voix de ma sœur, et Pauline retire aussitôt sa main.
Ma mère a survécu ainsi pendant un mois. C’est étonnant de voir combien de temps le corps peut tenir sans la moindre nourriture. Il m’arrive, dans les cahots du train bondé qui m’emmène et me ramène de Versailles, de repenser à la remarque d’Henry : Il n’y a pas beaucoup de façons douces de quitter cette vie… Il me semble pourtant que la voie suivie par ma mère est une descente paisible et tranquille vers l’oubli.
Henry se montre plein de sollicitude. Un jour, il me demande si je pourrais avoir un moment pour descendre dans la salle d’attente afin de rencontrer son épouse, qui a quelque chose pour moi. Je n’ai jamais imaginé à quel genre d’épouse Henry pouvait être marié ; je suppose qu’elle doit être une sorte de version féminine de lui-même — corpulente, rougeaude, tonitruante, vulgaire. Au lieu de cela, je découvre une jeune femme grande et mince d’à peine la moitié de son âge, aux épais cheveux bruns, au teint pâle et aux yeux bruns pétillants. Il me la présente comme étant Berthe. Elle a le même accent de la Marne que lui. D’une main, elle me présente un bouquet de fleurs qu’elle m’a rapporté pour ma mère ; de l’autre, elle tient un petit garçon de deux ou trois ans, en costume marin. Cela paraît étrange de voir un enfant dans cette bâtisse obscure.
— Voici mon fils, Joseph, me présente Henry.
— Bonjour, Joseph, dis-je.
Alors je prends le petit garçon pour le faire tourner dans les airs sous le regard attendri de ses parents (nous, les célibataires, apprenons à y faire avec les enfants). Puis je le repose et remercie M meHenry pour les fleurs. Elle baisse les yeux d’un air charmeur. Tout en remontant dans mon cabinet, je me dis qu’Henry est un personnage peut-être plus complexe que je ne l’avais estimé. Qu’il soit fier de sa jeune et jolie épouse est parfaitement compréhensible et je vois bien pourquoi il a envie de la montrer ; mais je perçois de l’ambition chez M meHenry, et je me demande quel effet cela a sur lui.
Ma mère reçoit les derniers sacrements l’après-midi du 12 juin 1896. C’est une journée estivale dehors, remplie des bruits de la rue. La lumière du soleil, ardente derrière les rideaux tirés, cogne contre le verre des fenêtres comme si elle voulait entrer. Je regarde le prêtre oindre les oreilles, les yeux, les narines, les lèvres, les mains et les pieds de ma mère tout en entonnant ses incantations en latin. Sa poignée de main, au moment de partir, est moite et repoussante. Maman meurt cette nuit même dans mes bras, et lorsque je l’embrasse pour lui dire adieu, je sens les résidus de ces huiles.
Il y a longtemps que nous nous y attendons, et tout a été préparé ; les dispositions sont prises ; le choc est cependant aussi grand que si elle venait de tomber raide morte sans prévenir. Après la messe de requiem à Saint-Louis et l’enterrement dans un coin du cimetière, nous retournons à son appartement pour la collation. C’est très pesant. Il fait trop chaud ; les petites pièces sont bondées et chargées de tension. Ma belle-sœur, Hélène, veuve de mon frère Paul, a débarqué ; je ne sais pas pourquoi, mais elle m’a toujours détesté, et nous faisons notre possible pour nous éviter — ce qui n’est pas facile dans un espace aussi réduit —, de sorte qu’à la fin je me retrouve dans la chambre de ma mère, devant son matelas nu, à parler avec, ironie du sort, le mari de Pauline.
Monnier est plutôt un brave type, dévoué, à sa façon, à sa femme et à ses filles. Si c’était une brute, nous aurions moins de peine à le tromper. Mais il est simplement ennuyeux. D’un point de vue professionnel, son rôle au sein du ministère des Affaires étrangères se limite, pour autant que je puisse en juger, à être le vieux bureaucrate chargé de démonter les brillantes idées de ses collègues plus jeunes. En société, il a cette manie des raseurs de vous demander votre opinion sur un point précis — en l’occurrence, il veut avoir mon avis sur la visite imminente du tsar de Russie — puis de vous écouter avec une impatience à peine dissimulée avant de vous interrompre pour vous servir son propre monologue préparé à l’avance. Il se trouve qu’il a été nommé à la commission franco-russe chargée d’organiser le séjour du tsar et, apparemment, le train officiel de Son Altesse Impériale pèse, avec ses quatre cent cinquante tonnes, deux cents tonnes de plus que ce que nos voies ferrées peuvent supporter, et il a dû se montrer très ferme sur cette question avec l’ambassadeur…
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