Henry, lui, reste encore un peu assis à contempler la table, puis il repousse sa chaise, se lève lourdement et tire sa tunique sur son ventre proéminent.
— Oui, merci, mon colonel.
Une lueur de regret assombrit son regard : il n’a pas encore accepté d’être exclu de la mission à Bâle, mais ne trouve pas de raison de me convaincre de le laisser y aller.
— Intéressant, répète-t-il, très intéressant. Cependant, ajoute-t-il, si j’étais vous — si vous me permettez de faire une suggestion — je tiendrais au courant le général Gonse de ce qui se passe. C’est une affaire sérieuse — un officier français qui rencontre un espion allemand à l’étranger pour discuter d’un traître dans nos rangs. Mieux vaudrait éviter qu’il ne l’apprenne par quelqu’un d’autre.
Après son départ, je m’interroge : était-ce une menace ? Si tel était le cas, j’ai une riposte toute trouvée sur l’échiquier de la bureaucratie militaire. Je me rends au ministère, monte au cabinet du chef de l’état-major général et demande un rendez-vous avec le général de Boisdeffre.
La reine prend le fou !
Malheureusement, son officier d’ordonnance m’apprend qu’après son séjour en Bourgogne le général a rejoint directement Vichy.
J’envoie à Boisdeffre un télégramme pour demander à lui parler de toute urgence.
Le lendemain matin — soit mardi — je reçois une réponse empreinte de lassitude : Mon cher colonel Picquart. Est-ce vraiment si pressé que cela ? Je suis en vacances et prends les eaux, puis je rentre en Normandie pour mon congé annuel. De quoi s’agit-il ?
Je réponds en termes prudents qu’il s’agit d’une affaire comparable à celle de 1894 — sous-entendant l’affaire Dreyfus.
Moins d’une heure plus tard, je reçois une réponse : Très bien, si vous insistez. Mon train arrive demain, mercredi 5 août à 18 h 15 en gare de Lyon. Retrouvez-moi là-bas. Boisdeffre.
Cependant, Henry ne se laisse pas démonter.
Le jour même où je reçois la convocation de Boisdeffre, j’organise une ultime réunion dans mon bureau avec Lauth et Tomps afin de mettre la dernière main à l’entrevue de Bâle. Le plan est simple. Les deux hommes — plus l’inspecteur Vuillecard, que Tomps a choisi pour l’assister — prendront demain soir le train de nuit à la gare de l’Est pour arriver à Bâle jeudi matin à six heures. Tous trois seront armés. À Bâle, ils se sépareront. Lauth se rendra directement dans une chambre privée de l’hôtel Schweizerhof, qui est tout près de la gare, et attendra. Tomps rejoindra l’autre grande gare ferroviaire de la ville, la Badischer Bahnhof, de l’autre côté du Rhin, où arrivent les trains allemands. Pendant ce temps, Vuillecard prendra position Munsterplatz, devant la cathédrale, où le rendez-vous initial doit avoir lieu à neuf heures. Tomps, qui connaît Cuers de vue, le surveillera dès sa descente du train de Berlin, lorsqu’il passera la frontière, afin de s’assurer qu’il n’est pas suivi, puis le filera jusqu’à Munsterplatz, où Vuillecard tiendra un mouchoir blanc pour lui donner le signal. Cuers s’approchera de l’inspecteur et lui dira en français : « Est-ce vous qui êtes M. Lescure ? » (Lescure a été concierge de la rue Saint-Dominique pendant des années.) Vuillecard lui répondra : « Non, je ne suis pas Lescure, mais je suis chargé de vous conduire auprès de lui. » Et Vuillecard emmènera l’agent allemand à son entretien avec Lauth à l’hôtel.
— Je veux que vous lui soutiriez absolument toutes les informations qu’il sera capable de fournir, dis-je à Lauth. Quel que soit le temps que cela prendra. Poursuivez l’entretien jusqu’au lendemain si nécessaire.
— Oui, mon colonel.
— La cible principale est Esterhazy, mais vous n’avez pas à vous limiter à ce sujet.
— Non, mon colonel.
— Si d’autres pistes se présentent, aussi extravagantes qu’elles puissent paraître, suivez-les.
— Bien sûr, mon colonel.
À la fin de la réunion, nous nous serrons la main et je leur souhaite bonne chance. Tomps se retire, mais Lauth s’attarde.
— Puis-je vous adresser une requête, mon colonel ?
— Allez-y.
— Je crois qu’il serait utile que j’emmène le commandant Henry avec moi, pour m’épauler.
Je pense au début qu’il doit avoir le trac.
— Allons, capitaine Lauth ! Vous n’avez pas besoin d’être épaulé ! Vous êtes parfaitement capable de vous charger de Cuers tout seul.
Mais Lauth n’en démord pas.
— Je pense vraiment que l’expérience du commandant Henry serait profitable à la mission, mon colonel. Il est au courant de questions auxquelles je ne connais rien. Et il sait comment s’y prendre avec les gens. Ils baissent leur garde avec lui, alors que j’ai tendance à être un peu… guindé.
— Henry vous a-t-il demandé de me dire tout cela ? Parce que je n’apprécie pas que l’on discute mon autorité derrière mon dos.
— Non, mon colonel, certainement pas ! proteste Lauth, dont le cou pâle prend soudain une teinte rose bonbon. Il ne m’appartient pas de me mêler de questions au-dessus de mon grade. Mais j’ai parfois l’impression que le commandant Henry a besoin de se sentir… estimé — si je peux présenter les choses ainsi.
— Et, en ne l’envoyant pas à Bâle, je l’ai offensé — c’est bien ce que vous essayez de me dire ?
Lauth ne répond pas. Il baisse la tête. C’est le moins qu’il puisse faire, me dis-je, car il y a quelque chose de ridicule dans ce besoin d’Henry de s’immiscer, tel un concierge trop fouineur, dans tous les domaines du travail de la section. Cependant, si je mets de côté mon irritation — Considère la question sans parti pris, Picquart ! —, je me rends compte qu’il y a d’autres avantages potentiels à laisser Henry prendre part à la conduite de l’enquête sur Esterhazy. La première règle de survie au sein de n’importe quelle bureaucratie, c’est que le nombre assure la sécurité, et je n’ai nulle envie de devoir faire cavalier seul — en particulier dans cette affaire. Si au bout du compte — Dieu m’en préserve — nous devions rouvrir le dossier Dreyfus, j’aurais besoin d’avoir Henry de mon côté.
Je frappe du pied avec irritation. Puis je lâche enfin :
— Très bien, si cela est si important pour vous deux, alors le commandant Henry peut vous accompagner à Bâle.
— Oui, mon colonel. Merci, mon colonel.
La gratitude de Lauth est presque pathétique.
— Mais, ajouté-je en le pointant du doigt pour appuyer mon propos, l’entretien avec Cuers devra se faire en allemand, c’est compris ?
Cette fois, Lauth claque effectivement des talons.
— Certainement, mon colonel.
À cinq heures, le lendemain après-midi, l’expédition suisse se rassemble dans le hall. Ils sont tous équipés de solides chaussures de marche, de chaussettes hautes, de vestes de sport et de havresacs. Officiellement, ils sont quatre amis partis faire de la randonnée dans la région de Bâle. Henry porte une monstrueuse veste à larges carreaux, et il arbore une plume à son feutre. Il a le visage empourpré et bougonne qu’il a trop chaud. Pourquoi a-t-il tant intrigué pour faire partie de l’expédition ?
— Mon cher commandant Henry, dis-je en riant. Vous poussez le déguisement un peu loin — on dirait un aubergiste tyrolien !
Tomps, Vuillecard et même Lauth se joignent à mon hilarité tandis que Henry reste de mauvaise humeur. Il aime se moquer des autres, mais supporte mal d’être tourné en dérision. Je demande à Lauth :
— Envoyez-moi un télégramme de Bâle pour me faire savoir comment se passe la rencontre et à quelle heure vous rentrerez — en mots codés, bien entendu. Bonne chance, messieurs. Je dois préciser que je ne vous laisserais jamais entrer dans mon pays dans un tel accoutrement, mais je ne suis pas suisse !
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