— Il sera temps d’aviser quand nous les aurons rejoints, dit le canard. Conduisez-nous d’abord auprès d’eux.
— C’est très joli, mais en admettant que ces deux petites filles rentrent en possession de leur mouton, réussiront-elles à l’imposer ici ? A ce qu’il m’a semblé ce matin, les parents n’ont pas été fâchés de se débarrasser de cette pauvre bête.
— C’est vrai, dit Marinette, et pourtant, je ne serais pas surprise qu’ils commencent à regretter ce qu’ils ont fait.
— En tout cas, dit Delphine, je me sentirais plus tranquille si l’oncle Alfred était prévenu et qu’il se trouve là à notre retour.
Le cheval noir s’informa si l’oncle Alfred demeurait bien loin et, sur ce qu’on lui répondit qu’il fallait compter deux heures de marche au bon pas, il promit de galoper jusque chez lui lorsque le mouton serait retrouvé.
— Mais pour l’instant, il s’agit de rattraper notre cavalier. Ne perdons pas une minute.
Les petites et le canard sautèrent sur le dos du cheval et, passant à bride abattue sous le nez des parents stupéfaits, disparurent dans un nuage de poussière. Au bout d’une demi-heure de course, ils arrivaient à l’entrée d’un village.
— Ne nous pressons pas, dit le cheval en prenant le pas. Et puisque nous traversons le village, profitons-en pour interroger les habitants.
Comme ils étaient aux premières maisons Delphine avisa une jeune fille qui cousait à sa fenêtre derrière un pot de géranium et lui demanda poliment :
— Mademoiselle, je cherche un mouton. N’auriez-vous pas vu un cavalier…
— Un cavalier ? s’écria la jeune fille sans lui laisser le temps d’achever. Je crois bien ! Je l’ai vu tout rutilant d’or traverser la place au galop d’enfer, dans un affreux et superbe cliquetis d’armes. Il montait un immense cheval à la robe frisée et comme bouclée, et les naseaux soufflant feu et fumée, tellement que mon pauvre géranium en a perdu un moment sa fraîcheur.
Delphine remercia et fit ensuite observer à ses compagnons qu’il ne pouvait s’agir de ceux qu’ils cherchaient.
— Détrompez-vous, lui dit le cheval. Il s’agit bien d’eux. Sans doute le portrait est-il un peu flatté, mais c’est ainsi que les jeunes filles voient les militaires. Pour ma part, je reconnais sans peine la toison de votre mouton dans la robe bouclée de l’immense cheval.
— Et le feu et la fumée qu’il soufflait par les naseaux ? objecta Marinette.
— Croyez-moi, c’était tout bonnement le soldat qui fumait sa pipe.
On ne tarda guère à s’apercevoir que le cheval avait raison. Un peu plus loin, une fermière qui étendait du linge sur la haie de son jardin leur dit qu’elle avait vu passer un soldat monté sur un malheureux mouton qui paraissait exténué.
— J’étais à la fontaine à rincer mes couleurs quand je les ai vus tourner dans le Chemin Bleu. Vous auriez eu pitié de cette pauvre bête si vous l’aviez vue peiner dans la montée avec ce gros benêt assis sur son dos et qui lui donnait des coups de poing sur la tête pour la presser d’avancer.
En écoutant ces tristes nouvelles du mouton, les petites avaient du mal à ne pas pleurer et le canard lui-même était très ému. Le cheval noir, qui en avait vu bien d’autres à la guerre, ne perdit pas la tête et dit à la fermière :
— Ce Chemin Bleu dans lequel s’est engagé le cavalier, est-il encore bien loin ?
— A l’autre bout du pays et vous ne le trouverez pas sans peine. Il vous faudrait quelqu’un pour vous conduire jusque-là.
Débouchant au coin de la maison, le fils de la fermière, un garçon de cinq ans, s’avançait vers les voyageurs en tirant au bout d’une ficelle un joli cheval de bois monté sur des roulettes. Il regardait avec envie les deux petites qui avaient la chance d’être montées sur un cheval beaucoup plus haut que le sien.
— Jules, lui dit sa mère, conduis donc ces personnes jusqu’au Chemin Bleu.
— Oui, maman, répondit Jules et, sans lâcher son cheval de bois, il vint jusqu’à la route.
— Je parie, lui dit le cheval noir, que tu voudrais bien monter sur mon dos ?
Jules rougit, car c’était justement ce qu’il souhaitait.
Marinette lui céda sa place et s’offrit à tirer le cheval de bois par la ficelle pour qu’il fût aussi de la promenade.
Delphine installa le guide devant elle et le tint fermement à bras-le-corps tout en lui parlant des malheurs du mouton, tandis que le cheval noir allait de son pas le plus doux. Plein de compassion, Jules faisait des vœux pour la réussite de l’entreprise, offrant même ses services et déclarant qu’on pouvait disposer de lui comme de son cheval de bois. Ils étaient prêts tous les deux à courir les aventures les plus dangereuses, du moment qu’il s’agissait de porter secours à un affligé.
Cependant, Marinette allait quelques pas en avant, tirant toujours le cheval de bois sur lequel le canard s’était installé à califourchon. En arrivant au Chemin Bleu, elle aperçut, du haut d’une montée, une auberge devant laquelle était attaché un mouton. D’abord, elle en eut une vive émotion et le canard lui-même en fut tout remué, mais à mieux regarder, ils se persuadèrent bientôt qu’il ne s’agissait nullement de leur ami. Le mouton qu’ils apercevaient au bas de la descente était si petit qu’on ne pouvait s’y tromper longtemps.
— Non, soupira Marinette, ce n’est pas le nôtre.
Elle s’était arrêtée pour attendre ses compagnons.
Le canard en profita pour monter sur la tête du cheval de bois, car il voulait voir de plus haut l’auberge et ses abords. Il lui semblait distinguer sur le cou du mouton quelque chose de brillant qui ressemblait à un sabre.
Tout à coup, il s’agita sur la tête de bois et cria d’une telle force qu’il manqua tomber par terre :
— C’est lui ! c’est notre mouton ! Je vous dis que c’est notre mouton à nous !
Derrière lui, on s’étonna. Assurément, il se trompait. Ce mouton de petite taille ne pouvait être qu’un étranger. Alors, le canard se mit en colère.
— Mais vous n’avez donc pas compris que son nouveau maître l’a fait tondre et que s’il ne vous paraît pas plus gros en tout qu’un agneau, c’est qu’il a perdu sa toison bouclée ? Le soldat aura sans doute vendu la laine pour se désaltérer à l’auberge.
— Ma foi, dit le cheval noir, ce doit être vrai. Ce matin, il n’avait plus un sou en poche et je ne pense pas qu’on lui donne à boire à crédit. Connaissant l’ivrogne, j’aurais dû penser que nous avions des chances de le retrouver dans la première auberge de rencontre. En tout cas, il faut s’assurer que c’est bien là notre mouton.
L’assurance qu’il demandait lui fut donnée par le mouton lui-même qui venait d’apercevoir le groupe au sommet de la montée et qui sut très bien faire entendre aux petites qu’il les avait reconnues. A plusieurs reprises, il cria : « Je suis votre mouton », tout en faisant des gestes pour les inviter à la prudence. Après qu’il eut crié pour la troisième fois, on vit apparaître le soldat sur le seuil de l’auberge. Sans doute venait-il s’informer de la raison de ces cris.
Avant de rentrer, il eut un geste de menace à l’adresse du mouton. Par bonheur, l’idée ne lui était pas venue de regarder vers le haut de la montée, car le cheval noir n’était pas si loin qu’il n’eût pu le reconnaître, ce qui n’aurait pas manqué d’éveiller sa méfiance. Il est vrai qu’il avait déjà bu beaucoup et qu’il commençait à voir trouble.
— A ce que je vois, dit le canard à ses amis, notre mouton est surveillé de bien près. Ce n’est pas pour faciliter les choses.
— Que comptais-tu donc faire ? demanda le cheval noir.
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