Le père voulut répondre quelque chose, mais sa voix s’embarrassa, il se mit à tousser et fit signe à l’homme qu’ils seraient plus à l’aise de causer dehors. Ils sortirent dans la cour et furent bientôt d’accord.
— Entendu pour le prix, dit l’homme. Mais, avant d’acheter, je veux le voir marcher et courir devant moi.
Le chat qui sommeillait sur la margelle du puits n’eut pas plus tôt entendu ces paroles qu’il courut à l’écurie et dit à l’oreille du cheval :
— Quand les maîtres te feront sortir dans la cour, tu feras bien de boiter d’une patte aussi longtemps que l’homme te regardera.
Le cheval entendit l’avis et en passant le seuil de l’écurie, il fit semblant d’avoir très mal à la jambe et se mit à boiter.
— Tiens, tiens, tiens ! dit l’homme aux parents. Vous ne m’avez pas dit qu’il avait mal à la jambe. Voilà qui change bien les choses.
— Ce ne peut être qu’un caprice, affirmèrent les parents. Ce matin encore, il était sain des quatre pattes.
Mais l’homme ne voulut rien entendre et partit sans plus regarder le cheval. Les parents remirent la bête à l’écurie, non sans mauvaise humeur.
— Tu l’as fait exprès ! gronda le père. Ah ! la maudite carne, je suis sûr qu’il l’a fait exprès !
— Maudite carne ? fit l’ânon. Je pense que voilà une façon agréable d’appeler la plus jeune de ses filles, et qui fait honneur à des parents !
— Je n’ai pas à prendre l’avis d’une bourrique, répliqua le père. Mais, pour une fois et parce que c’est dimanche, je veux bien me donner la peine de répondre à tes insolences. A t’en tendre, on dirait vraiment que nous sommes les parents d’un cheval et d’un âne. Si vous avez pu croire que nous acceptions un mensonge aussi sot, détrompez-vous. Je vous demande un peu quelle personne raisonnable entendrait raconter sans hausser les épaules, que deux jeunes filles se sont changées, l’une en cheval et l’autre, en ânon ? La vérité, c’est que vous êtes deux animaux, et rien de plus. Je ne peux même pas dire que vous soyez des animaux modèles, il s’en faut bien !
D’abord, l’ânon ne trouva rien à répliquer, tant il avait de chagrin de se voir ainsi renié par ses parents. Il alla frotter sa tête contre celle du cheval pour lui dire que si leurs parents l’oubliaient, il pouvait toujours compter sur son compagnon d’écurie.
— Avec mes quatre pattes et mes grandes oreilles, je reste ta sœur Delphine, ils auront beau dire !
— Maman, demanda le cheval, est-ce que toi aussi, tu crois que nous ne sommes pas tes filles ?
— Vous êtes deux bonnes bêtes, répondit la mère avec un peu d’embarras, mais je sais bien que vous ne pouvez être mes filles.
— Vous ne leur ressemblez en rien, affirma le père. Et puis, en voilà assez là-dessus ! Allons-nous-en, femme.
Les parents quittèrent l’écurie, mais pas si vite que l’ânon n’eût encore le temps de leur dire :
— Puisque vous êtes si sûrs que nous ne sommes pas vos filles, je vous trouve bien légers de n’être pas plus inquiets. Voilà de drôles de parents qui voient disparaître un matin leurs deux filles et qui ne s’en soucient pas davantage ! Les avez-vous seulement cherchées dans le puits, dans la mare, dans les bois ? Les avez-vous réclamées aux camps-volants ?
Les parents ne répondirent pas, mais lorsqu’ils furent dans la cour, la mère dit en soupirant :
— Quand même… si c’étaient les deux petites ?
— Mais non ! gronda le père. Qu’est-ce que tu racontes ! Il faut pourtant qu’on en finisse avec ces bêtises. On n’a jamais vu une enfant, ni même une grande personne, se changer en bourrique ou en n’importe quel animal. Dans les premiers temps, nous avons été assez simples pour croire tout ce que ces bêtes nous racontaient, mais nous serions ridicules de les croire encore !
Les parents feignirent de n’avoir plus le moindre doute sur toute cette affaire, et peut-être étaient-ils sincères. En tout cas, ils ne s’informèrent nulle part si l’on avait vu Delphine et Marinette et ne parlèrent à personne de leur disparition. Quand on demandait des nouvelles des petites, ils répondaient qu’elles étaient chez leur tante Jeanne. Parfois, quand les parents se trouvaient dans l’écurie, l’âne et le cheval leur chantaient une petite chanson que le père avait apprise autrefois à ses deux enfants.
— Est-ce que tu ne reconnais pas la chanson que tu nous as apprise ? disaient-ils.
— Oui, répondait le père, je la reconnais, mais c’est une chanson qu’on peut apprendre partout.
Après plusieurs mois d’un dur travail, l’âne et le cheval avaient fini par oublier ce qu’ils avaient été autrefois. S’ils s’en souvenaient, par aventure, c’était comme d’un conte auquel ils ne croyaient plus qu’à demi. D’ailleurs, leurs souvenirs ne concordaient pas. Ils prétendaient tous les deux avoir été Marinette, et un jour qu’ils s’étaient querellés à ce propos, ils décidèrent de n’en parler jamais plus. Ils s’intéressaient chaque jour davantage à leur métier, à leur condition d’animaux domestiques et ils trouvaient naturel d’être roués de coups par les maîtres.
— Ce matin, disait le cheval, je me suis fait cingler les jambes, et je ne l’avais pas volé. Jamais je n’avais été aussi étourdi.
— Moi, disait l’ânon, c’est toujours la même chose.
Je me suis fait rosser pour avoir été trop têtu. Il faudra pourtant que je me corrige.
Ils ne jouaient plus à la poupée et n’auraient pas compris qu’on pût en faire un jeu. Maintenant, ils voyaient venir le dimanche presque sans plaisir. Les jours de repos leur paraissaient d’autant plus longs qu’ils n’avaient pas grand-chose à se dire. Leur meilleure distraction était de disputer s’il était plus harmonieux de braire ou de hennir. A la fin, ils en venaient aux injures et se traitaient de bourrique et de canasson.
Les parents étaient contents de leur cheval et de leur ânon. Ils disaient n’avoir jamais vu des bêtes aussi dociles et se félicitaient de leurs services. De fait, le travail de ces animaux les avait enrichis et ils s’étaient acheté chacun une paire de souliers.
Un matin de très bonne heure, le père entra dans l’écurie pour donner l’avoine à son cheval et il fut bien étonné. Couchées sur la paille, à la place des deux animaux, il y avait deux petites filles, Delphine et Marinette. Le pauvre homme n’en pouvait croire ses yeux et pensait à son cheval qu’il ne verrait plus. Il alla informer la mère et revint avec elle à l’écurie pour prendre les deux petites, et, tout endormies, les porter dans leurs lits.
Quand Delphine et Marinette s’éveillèrent, il était grand temps de partir pour l’école. Elle semblaient ahuries et ne savaient presque plus se servir de leurs mains. En classe, elles ne firent que des bêtises et répondirent de travers. La maîtresse déclara n’avoir jamais vu d’enfants aussi bêtes et leur mit à chacune dix mauvais points. Ce fut une triste journée pour elles. En voyant ces mauvaises notes, les parents, qui étaient d’une humeur de dogue, les mirent au pain sec et à l’eau.
Heureusement, les petites ne furent pas longues à reprendre leurs habitudes. Elles travaillèrent très bien en classe et ne rapportèrent que des bons points. A la maison, leur conduite n’était pas moins exemplaire et, à moins d’être injuste, il n’y avait pas moyen de leur faire un reproche. Les parents étaient maintenant bien heureux d’avoir retrouvé les deux petites filles qu’ils aimaient si tendrement, car c’étaient, au fond, d’excellents parents.
Assises, au bord de la route, les pieds pendants au revers du fossé, Delphine et Marinette caressaient un gros mouton blanc que leur oncle Alfred, un jour qu’il était venu à la ferme, leur avait donné. Il posait sa tête tantôt sur les genoux de l’une, tantôt sur les genoux de l’autre et ils chantaient tous les trois une petite chanson qui commençait ainsi : « Y a un rosier dans mon jardin. » Cependant, les parents vaquaient dans la cour au milieu des bêtes de la ferme et paraissaient fort mal disposés à l’égard du mouton. Ils le regardaient de travers et disaient entre leurs dents qu’il faisait perdre leur temps aux petites et qu’elles eussent été mieux à faire du ménage et à ourler des torchons qu’à jouer sans cesse avec cette sale bête.
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