Delphine regardait aussi son poil gris, ses sabots, l’ombre de ses longues oreilles sur le drap blanc, et la vérité lui apparut. Elle poussa un soupir qui fit un grand bruit en passant sur ses lèvres molles.
— C’est toi Marinette ? demanda-t-elle à sa sœur avec une voix tremblante qu’elle ne reconnaissait plus.
— Oui, répondit Marinette. C’est toi, Delphine ?
Non sans peine, elles descendirent de leurs lits et se mirent sur leurs quatre pattes. Delphine, devenue un bel ânon, était beaucoup plus petite que sa sœur, un solide percheron qui la dépassait d’une bonne encolure.
— Tu as un beau poil, dit-elle à sa sœur, et si tu voyais ta crinière, je crois que tu serais contente… Mais le pauvre grand cheval ne pensait pas à courir.
Il regardait sa robe de petite fille, posée la veille sur une chaise au chevet du lit, et à l’idée qu’il n’entrerait peut-être jamais plus dedans, il était malheureux et il tremblait des quatre membres. L’âne gris faisait de son mieux pour le rassurer et, voyant que toutes ses paroles ne pouvaient rien, il lui caressait l’encolure avec son museau ou encore avec ses grandes oreilles douces. Quand la mère entra dans la chambre, ils étaient serrés l’un contre l’autre, le cheval baissant la tête sur celle de l’ânon et ni l’un ni l’autre n’osèrent lever les yeux. Elle trouva singulière l’idée de ses filles d’avoir introduit dans leur chambre ces deux animaux qui n’appartenaient même pas à leurs parents et se déclara très mécontente.
— Au fait, où sont donc mes deux têtes folles ? Il faut qu’elles se soient cachées dans la chambre, puisque leurs habits sont restés sur les chaises. Allons, sortez de vos cachettes ! Je ne suis pas d’humeur à jouer…
Ne voyant rien venir, la mère alla tâter les deux lits et, comme elle se penchait pour regarder dessous, elle entendit murmurer :
— Maman… maman…
— Oui, oui, je vous entends… Allons, montrez-vous. J’ai à vous dire que je ne suis pas contente du tout…
— Maman… maman… entendit-elle de nouveau.
Et c’étaient de pauvres voix rauques qu’elle avait peine à reconnaître. Ne trouvant pas ses filles dans la chambre, elle se retourna pour les interroger, mais le triste regard que l’âne et le cheval fixaient sur elle, la laissa d’abord interdite. Ce fut l’âne qui parla le premier.
— Maman, dit-il, ne cherche ni Marinette ni Delphine… Vois-tu ce grand cheval ? C’est lui qui est Marinette et c’est moi qui suis Delphine.
— Qu’est-ce que vous me chantez ? Je vois bien que vous n’êtes pas mes filles !
— Si, maman, dit Marinette, nous sommes tes deux filles…
La pauvre mère finit par reconnaître les voix de Marinette et Delphine. Appuyant leurs deux têtes sur ses épaules, elles pleurèrent longtemps avec elle.
— Restez là un moment, leur dit-elle, je vais chercher votre père.
Le père vint à son tour et, quand il eut bien pleuré, il réfléchit à la nouvelle vie qu’imposait à ses filles leur changement d’état. D’abord, il ne pouvait plus être question pour elles de loger dans leur chambre, qui se trouvait trop étroite pour ces grandes bêtes. Le mieux qu’on eût à faire était de les installer à l’écurie avec une litière fraîche et un râtelier bien garni de foin. Le père, marchant derrière elles, les suivit dans la cour et, regardant le cheval, murmura distraitement :
— C’est tout de même une belle bête.
Quand il faisait beau, l’âne et le cheval ne restaient guère à l’écurie et s’en allaient par les prés où ils passaient le temps à brouter et à parler des deux petites filles qu’ils étaient autrefois.
— Tu te rappelles, disait le cheval, un jour qu’on était dans ce pré-là, il est venu un jars qui nous a pris notre balle.
— Et il nous a mordu les mollets…
Et les deux animaux finissaient par fondre en larmes. Aux heures des repas, quand, les parents mangeaient, ils venaient s’asseoir dans la cuisine, à côté du chien, et suivaient tous leurs gestes d’un tendre regard. Mais après quelques jours, on leur fit entendre qu’ils étaient trop gros, trop encombrants et que leur place n’était plus à la cuisine. Ils leur fallut se contenter de passer leurs têtes par la fenêtre en restant dans la cour. Les parents avaient toujours un grand chagrin de l’aventure survenue à Delphine et Marinette, mais au bout d’un mois ils n’y pensaient plus autant et s’habituaient très bien à la vue de l’âne et du cheval. Pour tout dire, ils les traitaient avec moins d’attention. Par exemple, la mère ne prenait plus le soin, comme aux premiers jours, de nouer la crinière du cheval avec le ruban qui servait à Marinette, ni d’attacher un bracelet-montre à la jambe de l’âne. Et, un jour qu’il déjeunait de mauvaise humeur, le père, avisant les deux animaux qui passaient leurs têtes par l’entrebâillement de la fenêtre, leur cria :
— Allons, ôtez-vous de là, tous les deux ! Ce n’est pas l’affaire des bêtes d’avoir toujours un œil dans la cuisine… Aussi bien, qu’est-ce que vous faites de traîner dans la cour à n’importe quel moment de la journée, et de quoi la maison a-t-elle l’air ? Hier, je vous ai vus dans le jardin, c’est encore bien plus fort ! Mais j’entends qu’à partir de maintenant vous vous teniez dans le pré ou à l’écurie.
Ils s’éloignèrent la tête basse, plus malheureux qu’ils n’avaient jamais été. De ce jour, ils prirent bien garde à ne pas se trouver sur le chemin du père et ne le virent plus guère qu’à l’écurie, où il venait faire la litière. Les parents leur paraissaient plus redoutables qu’autrefois, et ils se sentaient toujours coupables d’ils ne savaient quelle faute.
Un dimanche après-midi qu’ils broutaient dans le pré, ils virent arriver leur oncle Alfred. Du plus loin, il cria aux parents :
— Bonjour ! C’est moi, l’oncle Alfred ! Je suis venu vous dire bonjour et embrasser les deux petites… Mais je ne les vois pas ?
— Vous n’avez pas de chance, répondirent les parents. Elles sont justement chez leur tante Jeanne !
L’âne et le cheval avaient bien envie de dire à l’oncle Alfred que les petites n’avaient pas quitté la maison et qu’elles étaient devenues les deux malheureuses bêtes qu’il avait sous les yeux. Il n’aurait su rien changer à leur état, mais il pouvait encore pleurer avec elles, et c’était quelque chose. Ils n’osèrent parler, craignant d’irriter les parents.
— Ma foi, dit l’oncle Alfred, j’aurai regret de n’avoir pas vu mes deux blondes… Mais dites-moi, vous avez un beau cheval et un bel âne. Je ne les avais jamais vus et vous ne m’en avez pas parlé dans votre dernière lettre.
— Il n’y a pas un mois qu’ils sont à l’écurie.
L’oncle Alfred, caressant les deux bêtes, fut tout surpris de la douceur de leurs regards et de l’empressement qu’elles mettaient à tendre le col aux caresses. Il le fut bien davantage quand le cheval ploya les genoux devant lui et dit :
— Vous devez être bien fatigué, oncle Alfred. Montez donc sur mon dos et je vous conduirai jusqu’à la cuisine.
— Donnez-moi votre parapluie, dit l’âne, ce n’est pas la peine de vous en embarrasser. Accrochez-le plutôt à l’une de mes oreilles.
— Vous êtes bien aimables, répondit l’oncle, mais il y a si peu de chemin que ça ne vaut pas de vous déranger.
— Vous nous auriez fait plaisir, soupira l’ânon.
— Voyons, coupèrent les parents, laissez votre oncle tranquille et allez-vous-en au fond du pré. Votre oncle vous a assez vus.
Cette façon de dire « votre oncle » en parlant de lui à un âne et à un cheval étonna un peu le visiteur. Mais comme il se sentait de l’amitié pour les deux bêtes, il n’en fut pas du tout choqué. En s’éloignant vers la maison, il se retourna plusieurs fois pour leur faire signe avec son parapluie. Bientôt, la nourriture devint moins abondante. La provision de foin avait beaucoup diminué et on la ménageait pour les bœufs et les vaches qui méritaient, soit par leur travail, soit par la qualité de leur lait, des soins particuliers. Pour l’avoine, il y avait beau temps que l’âne et le cheval n’en voyaient plus. On ne les laissait même plus aller dans les prés, car il fallait laisser pousser l’herbe en prévision de la récolte de foin. Ils ne trouvaient plus à brouter qu’aux fossés et aux talus des chemins.
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