— Point de pitié pour les moutons ! cria le soldat. Comment ! voilà une bête qui ne fait que d’entrer à mon service et qui voudrait déjà s’échapper ? Je ne sais pas ce qui me retient de lui ôter la tête d’un revers de sabre. On n’a jamais vu tant d’audace.
— N’en parlons plus, soupira le mouton. Je ne voulais pas vous fâcher.
Enfourchant sa nouvelle monture, ce qui ne lui donna pas grand mal, le soldat s’aperçut que ses pieds traînaient par terre et eut alors l’idée de ficeler son grand sabre en travers des épaules du mouton pour servir de support à ses longues jambes et les faire pendre à bonne hauteur, de quoi il fut si content qu’il se mit à rire tout seul et si fort qu’il manqua plusieurs fois perdre l’équilibre. Pourtant, rien n’était plus triste que le spectacle de ce pauvre animal fléchissant sous le poids d’un lourd cavalier. Les petites en avaient autant d’indignation que de chagrin et il est sûr que si les parents ne les avaient pas retenues, elles s’opposaient au départ du mouton de toutes leurs forces et par tous les moyens, comme de jeter le soldat en bas de sa monture. Les bêtes de la ferme n’étaient pas moins indignées, mais les parents avaient une façon de les regarder ou de les interpeller qui leur ôtait l’envie d’intervenir. A un canard qui commençait à élever la voix, ils firent observer en fixant sur lui un regard cruel :
— Il y a en ce moment au jardin des navets superbes. De quoi faire une bien belle garniture. Oui bien belle.
Le pauvre canard en fut si gêné tout d’un coup qu’il baissa la tête et s’alla cacher derrière le puits.
Seul de tous les animaux, le cheval noir ne se laissa pas intimider et, marchant à son ancien maître, lui dit tranquillement :
— Vous ne prétendez tout de même pas courir les chemins en pareil équipage. Je vous avertis que vous feriez rire de vous, sans compter qu’une monture aussi frêle ne vous mènera pas bien loin. Allons, si vous êtes raisonnable, vous rendrez ce mouton aux deux petites qui pleurent de le voir partir et vous remonterez sur mon dos. Croyez-moi, vous y serez plus à l’aise et vous y aurez meilleure mine aussi.
Tenté, le soldat donna un coup d’œil aux larges flancs du cheval et parut se convaincre qu’on y était, en effet, plus à l’aise que sur le dos d’un mouton. Le voyant sur le point d’accepter, les parents ne craignirent pas de lui faire observer que le cheval noir leur appartenait.
— Nous n’avons pas du tout l’intention de nous en défaire. Vous comprenez, s’il fallait recommencer la série des échanges, nous n’en finirions pas.
— Vous avez raison, convint le soldat. Le temps passe et la guerre se fait sans moi. Ce n’est pas ainsi qu’on devient général.
Après avoir retroussé sa moustache, il mit son mouton au trot et, les jambes pendantes par-dessus son grand sabre, s’éloigna sans tourner la tête. Quand il eut disparu au tournant du chemin, toutes les bêtes de la ferme se mirent à soupirer de chagrin. Les parents en étaient gênés et leur gêne se changea en inquiétude lorsque Marinette dit à Delphine :
— Il me tarde que l’oncle Alfred vienne nous voir.
— Moi aussi, fit Delphine. Il faudra qu’il sache tout ce qui s’est passé.
Les parents regardaient leurs filles d’un air presque craintif. Un moment, ils parlèrent à l’oreille et puis dirent tout haut :
— Nous n’avons rien à cacher à l’oncle Alfred. Du reste, quand il apprendra que nous avons été assez habiles pour échanger un simple mouton contre un beau cheval noir, il sera le premier à nous complimenter.
Dans la cour de la ferme s’éleva, tant des bêtes que des petites, comme un murmure de reproche auquel, avisant l’âne, le mulet, le cochon, les poules, les canards, le chat, les bœufs, les vaches, les veaux, les dindons, les oies et tous autres qui les regardaient, ils répondirent sévèrement :
— Allez-vous rester là jusqu’au soir à bayer et à écarquiller les yeux, vous autres ? A vous voir ainsi, on se croirait plutôt sur un champ de foire que dans la cour d’une maison laborieuse. Allons, dispersez-vous et que chacun soit où il doit être. Toi, cheval noir, tu as désormais ta place à l’écurie. Sans plus tarder, nous allons t’y conduire.
— Je vous suis bien obligé, riposta le cheval noir, mais je n’ai nulle envie d’entrer dans votre écurie. Si vous avez pu vous flatter de faire un marché avantageux, il est temps de revenir de votre erreur. Sachez-le, je suis bien résolu à ne vous appartenir jamais et, pour votre malheureux mouton, c’est comme si vous l’aviez échangé contre du vent. Il ne vous reste à sa place que le remords d’avoir été injustes et cruels.
— Cheval noir, dirent les parents, tu nous fais beaucoup de peine. A la vérité, nous ne sommes pas aussi méchants qu’il peut sembler. Ce qui est sûr, c’est qu’en t’offrant une place dans notre écurie, nous n’avons en tête que le souci de rendre service à un cheval qu’une course déjà longue a sans doute fatigué. Tu as bien mérité de te reposer…
Tout en lui tenant ce discours, ils manœuvraient sournoisement à s’approcher de l’animal afin de lui passer la bride. Le cheval noir ne voyait pas le manège et peu s’en fallut qu’il s’y laissât prendre.
Déjà les petites s’étaient éloignées pour aller dresser la table de midi et les bêtes de la ferme se dispersaient ainsi qu’elles en avaient reçu l’ordre. Heureusement, le canard, qui s’était réfugié derrière le puits, avait passé sa tête au coin de la margelle. Il comprit clairement le danger. Oubliant toute prudence pour son compte, il se dressa sur ses pattes et cria en battant des ailes :
— Attention, cheval noir ! attention aux parents ! ils cachent une bride et un mors derrière leur dos !
Le cheval n’eut pas plut tôt entendu l’avertissement qu’il bondit des quatre fers et courut se réfugier à l’autre bout de la cour.
— Canard, je n’oublierai pas le grand service que tu viens de me rendre, dit-il. Sans toi, c’en était fait de ma liberté. Mais dis-moi, n’y a-t-il pas quelque chose que je puisse faire pour toi ?
— Bien aimable, répondit le canard, mais je ne vois pas trop. J’aurais besoin d’y réfléchir.
— Prends ton temps, canard, prends ton temps. Je repasserai un jour ou l’autre.
Sur ces mots, le cheval gagna la route et partit d’un trot léger que les parents ne regardèrent pas sans mélancolie. Au repas de midi, ils n’échangèrent pas trois paroles et montrèrent un visage sombre. Ils songeaient avec une anxiété bien compréhensible à la colère que ferait l’oncle Alfred en apprenant qu’ils avaient échangé contre du vent le mouron de leurs petites filles. Delphine et Marinette n’étaient pas fâchées de leur voir ce front tourmenté, mais rien ne pouvait les consoler d’avoir perdu leur meilleur ami et, au sortir de table, elles passèrent dans le pré pour y pleurer à leur aise. Le canard passa par là et, après les avoir interrogées, ne put que pleurer avec elles.
— Qu’avez-vous à pleurer, tous les trois ? demanda une voix derrière eux.
C’était le cheval noir qui venait aux nouvelles. Il s’informa auprès du canard s’il y avait quelque chose qu’il pût faire pour soulager son chagrin.
— Ah ! s’écria le canard. Si vous rameniez leur mouton aux deux petites que voilà, je serais le plus heureux des canards.
— Je ne demande pas mieux, répondit le cheval noir, mais je ne vois pas comment m’y prendre. S’il ne s’agissait que de les rattraper, lui et son cavalier, je ne serais pas en peine. Si mal accordés, ils n’auront pu faire grand chemin. Non, le difficile serait plutôt de persuader à mon ancien maître d’abandonner son mouton.
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