Delphine et Marinette se mirent en route, chacune à son tour portant le petit chien blanc. La pie volait devant elles, se posant parfois bien en vue au milieu d’un pré ou d’un sentier, et reprenant son vol pour se poser plus loin. Le petit chien blanc s’était endormi dès le départ dans les bras de Delphine. Il ne s’éveilla que deux heures plus tard, comme on arrivait au bord d’un grand étang. La pie vint se poser sur l’épaule de Marinette et dit aux deux petites :
— Mettez-vous là, près des roseaux, et attendez qu’on vienne vous chercher. Allons, bonne chance et adieu.
La pie envolée, les petites regardèrent autour d’elles et virent qu’elles n’étaient pas seules. Sur la rive, des groupes de jeunes animaux étaient assis dans l’herbe et il en arrivait à chaque instant. Il y avait des agneaux, des chevreaux, des marcassins, des chatons, des poussins, des canetons, des coquetons, des lapins et bien d’autres espèces. Fatiguées par leur longue marche, les petites s’étaient assises à leur tour et Delphine commençait à somnoler, lorsque Marinette s’écria :
— Regarde là-bas, les cygnes !
Delphine ouvrit les yeux et vit, à travers les roseaux, deux grands cygnes nager sur l’étang vers une île où abordaient d’autres cygnes et chacun portait sur son dos un lapin. Plus loin, deux autres cygnes tiraient un radeau fait de branches et de roseaux, sur lequel était assis un jeune veau qui poussait des cris de frayeur. Et sur toute la surface de l’étang, c’était un continuel va-et-vient des grands oiseaux blancs. Les petites ne se lassaient pas d’admirer. Tout à coup, auprès du buisson où elles étaient assises, un cygne sortit des roseaux et vint droit sur elles. Il eut un regard sévère et demanda d’une voix sèche :
— Enfants perdus ?
— Oui, répondit Marinette en montrant le petit chien blanc couché sur ses genoux.
Tournant la tête, le cygne fit entendre un long sifflement et presque aussitôt s’avancèrent deux autres cygnes qui tiraient un radeau.
— Montez, commanda celui qui semblait avoir pour mission de surveiller les embarquements.
— Attendez, protesta Delphine, il faut que je vous explique…
— Je n’ai pas d’explications à entendre, coupa le cygne. Vous vous expliquerez dans l’île, si vous voulez. Allons, vite.
— Laissez-moi vous dire…
— Silence !
Le cygne, l’œil méchant, allongeait déjà son grand cou, et son bec menaçait les mollets des petites.
— Allons, dit l’un des cygnes attelés au radeau, soyez raisonnables. Nous n’avons plus de temps à perdre ici.
Effrayées, les petites n’osèrent pas résister davantage et montèrent sur le radeau. Les deux cygnes partirent aussitôt et, gagnant le milieu de l’étang, nagèrent en direction de l’île. La promenade était agréable et les deux enfants ne regrettaient guère le rivage. On rencontra des cygnes qui revenaient de l’île où ils avaient sans doute déposé des passagers. D’autres, légèrement chargés d’un chaton ou d’un marcassin en bas âge, dépassèrent l’attelage et eurent bientôt abordé. Le petit chien blanc était si content de naviguer qu’il faillit plusieurs fois sauter hors des bras de Marinette pour aller jouer avec l’eau.
La traversée dura un peu plus d’un quart d’heure.
Au débarqué, un cygne vint prendre livraison des deux sœurs et du petit chien et les conduisit à l’ombre d’un bouleau d’où il leur défendit de s’éloigner sans sa permission. Delphine et Marinette reconnurent, dans le troupeau des jeunes bêtes qui les entouraient, la chevrette et les deux canetons, sans compter quelques autres aperçues tout à l’heure sur le rivage de l’étang.
Marinette compta une quarantaine d’orphelins, de tout poil et de toute plume, et, à chaque instant, le cygne en amenait de nouveaux. Ils songeaient à la famille qu’ils allaient trouver bientôt et l’émotion les rendait silencieux.
A l’autre bout de l’île était massé un autre troupeau.
Une ligne de buissons empêchait de les bien voir, mais l’on pouvait distinguer qu’il n’y avait là que des animaux d’un âge mûr. Ils semblaient assez bavards et le bruit de leurs voix parvenait aux petites.
Au bout d’un quart d’heure d’attente, Delphine avisa un vieux cygne occupé à faire les cent pas devant les orphelins qu’il était sans doute chargé de surveiller.
Il marchait en dodelinant de la tête avec un air de bonté. Voyant Delphine faire un geste d’appel, il s’avança et dit aimablement :
— Bonjour, mes enfants. Il fait une jolie journée de printemps n’est-ce pas ?… Plaît-il ? Je suis un peu dur d’oreille, vous savez.
— Je voulais vous dire que, ma sœur et moi, nous voulons rentrer chez nous.
— Oui, merci, je me porte assez bien pour mon âge, répondit le vieux cygne qui entendait vraiment mal.
— Nous avons besoin de rentrer chez nous, fit Delphine en haussant la voix.
— En effet, il commence à faire bien chaud.
Alors, Delphine se porta tout contre l’oreille du vieux cygne et cria de tous ses poumons :
— Nous n’avons pas le temps d’attendre ! Il nous faut rentrer à la maison !
Elle n’avait pas fini de crier qu’un cygne, celui-là même qui les avait embarquées sur le radeau, surgissait d’un buisson en vociférant :
— Encore ces gamines ! On n’entend plus qu’elles, ma parole ! Je commence à en avoir assez !
— Ma sœur était en train d’expliquer… commença Marinette.
— Silence ! mal élevée, ou je vous donne à manger aux poissons de l’étang. A vos places, toutes les deux !
Sur ces mots, le cygne s’éloigna, se retournant de temps à autre pour leur jeter un regard furieux. Les petites renoncèrent à se faire écouter et, fatiguées par la chaleur, s’endormirent au pied du bouleau.
En s’éveillant, elles furent bien étonnées. A quelques pas et tournant le dos au troupeau des orphelins, une demi-douzaine de cygnes, trois du côté droit, trois du côté gauche, étaient assis sur un monticule qui formait une sorte d’estrade. Devant eux, se trouvaient rangés en bon ordre tous les animaux qui bavardaient tout à l’heure à l’autre bout de l’île : des cochons, des lapins, des canards, des sangliers, des cerfs, des moutons, des chèvres, des renards, une cigogne et même une tortue. Tout ce monde regardait vers l’estrade et semblait attendre quelqu’un. Bientôt, un septième cygne vint prendre place au milieu de ses frères et dit, après avoir salué d’une révérence l’assemblée des bêtes :
— Mes chers amis, voici revenu notre rendez-vous des enfants perdus. Je vous remercie de ne pas l’avoir oublié et je vous demande de choisir selon votre cœur, mais aussi selon vos moyens. La séance est ouverte.
Le premier orphelin qui monta sur l’estrade était un agneau qui fut aussitôt adopté par un gros mouton de l’assemblée. Suivit un marcassin qu’une famille de sangliers réclama, et le défilé des orphelins continua ainsi sans incident jusqu’au moment où un vieux renard prétendit adopter les deux canetons que les petites avaient rencontrés dans la matinée.
— Ils ne pourraient trouver meilleur père que moi, affirma-t-il, et vous pouvez compter que j’en aurai le plus grand soin.
Le cygne qui avait ouvert la séance consulta ses frères à voix basse et lui répondit :
— Renard, je ne veux pas douter de tes intentions à l’égard de ces orphelins. Je suis même persuadé que tu en auras le plus grand soin, mais je crains que leur bonheur soit de courte durée. Deux canetons seraient pour un renard une bien grande tentation.
Delphine et Marinette en étaient bien aises, car, si personne ne se décidait à les adopter, il faudrait bien leur rendre la liberté. Au dernier rang, elles aperçurent le petit chien blanc endormi au milieu de sa nouvelle famille, et c’était une chance, pensaient-elles, qu’il se fût endormi, sans quoi il n’aurait pas manqué de prier ses parents bouledogues d’adopter ses amies.
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