— Plus vite ! tas de lambins, ou nos petites vont être grondées !
La nuit était déjà faite lorsque l’attelage arriva à la rivière. Il fallait lutter contre un fort courant et l’obscurité gênait les voyageurs. Heureusement, la lune se leva bientôt et permit de se diriger plus facilement. Enfin, le vieux cygne donna l’ordre de débarquer. Voyant qu’il était très fatigué, Delphine et Marinette le pressèrent de se reposer, mais il ne voulut rien entendre et les conduisit d’abord à la route.
— Ne perdons pas de temps, j’ai peur que nous ne soyons en retard, dit-il. Ah ! oui, bien peur.
En arrivant sur la route avec le blanc troupeau qui leur faisait escorte, les petites faillirent pousser un cri.
A cent mètres devant elles et leur tournant le dos, les parents marchaient vers la maison. Ils portaient chacun un panier.
Le vieux cygne avait compris. Il fit aussitôt passer les deux petites de l’autre côté de la route que bordait une haie et leur dit tout bas :
— En courant à l’abri de cette haie, vous aurez bientôt dépassé les parents. Quand vous serez à la hauteur de la maison et qu’il vous faudra retraverser la route, nous ferons en sorte d’attirer l’attention des parents ailleurs. L’important est d’arriver là-bas avec une bonne avance.
Les petites voulurent suivre ses conseils, mais, fatiguées et n’ayant pas mangé depuis le matin, leurs jambes les portaient à peine. Il leur fallut se contenter d’aller au pas, et comme elles marchaient moins vite que les parents, la distance qui les séparait ne fit qu’augmenter.
— Voilà qui complique bien les choses, murmura le vieux cygne. Il va falloir gagner du temps. Laissez-moi faire.
Passant sur la route, il se mit à courir derrière les parents en criant :
— Bonnes gens ! n’avez-vous rien perdu en chemin ?
Les parents s’étaient arrêtés et, au clair de lune, regardaient s’il manquait quelque chose dans leurs paniers. Le vieux cygne ne courait plus et marchait au contraire du plus lentement qu’il pouvait afin de laisser prendre de l’avance aux petites. Les parents s’impatientaient.
— N’avez-vous rien perdu ? dit-il en arrivant auprès d’eux. J’ai trouvé sur la route une jolie plume blanche et, comme elle ne m’appartient pas, j’ai pensé qu’elle était à vous.
— Nous prends-tu pour des sots de ton espèce, de vouloir que nous portions des plumes ? grondèrent les parents furieux en s’éloignant.
Le vieux cygne repassa de l’autre côté de la haie.
Les petites avaient réussi à prendre un peu d’avance, mais les parents qui marchaient d’un bon pas, n’allaient pas tarder à les rattraper et à les dépasser. Le vieux cygne paraissait fourbu. Pourtant après avoir encouragé Delphine et Marinette par de bonnes paroles, il trouva la force de prendre sa course à la tête de ses compagnons. Les petites virent le troupeau silencieux des grands oiseaux blancs courir devant elles et disparaître dans une échancrure de la haie. Cependant, les parents poursuivaient leur chemin et parlaient des petites qu’ils allaient trouver à la maison.
— Il faut espérer qu’elles auront été sages et qu’elles n’auront pas traversé la route, disaient-ils. Ah ! si jamais elles avaient traversé la route !
Delphine et Marinette, qui entendaient tout, en avaient les jambes coupées. Soudain, les parents s’arrêtèrent et ouvrirent des yeux ronds. Devant eux, au milieu de la route, étaient rangés douze grands cygnes qui se mirent à danser sous la lune. Ils tournaient deux à deux, dansaient sur une patte, sur l’autre, se saluaient, formaient une ronde, puis, leurs longs cous dressés et leurs douze têtes se touchant à la pointe du bec, tournoyaient d’une telle vitesse qu’à peine les pouvait-on distinguer les uns des autres. Ce n’était plus qu’un tourbillon de neige.
— C’est bien joli, dirent les parents au bout d’un moment mais ce n’est pas l’heure de regarder danser. Nous n’avons que trop perdu de temps.
Passant au milieu des danseurs, ils les laissèrent derrière eux et poursuivirent leur chemin sans se retourner. De l’autre côté de la haie, les petites avaient repris leur avance, mais de nouveau elles entendaient le pas des parents sonner sur la route et perdaient tout espoir d’arriver à la maison avant eux. Le vieux cygne avait quitté la route avec ses compagnons et s’efforçait de trotter derrière elles, mais il était si fatigué qu’il butait à chaque instant et manquait tomber. Venant après la longue course qu’il avait déjà fournie, la danse le laissait exténué. Lorsque enfin, à bout de forces, il rejoignit les deux petites, les parents n’étaient plus qu’à cent mètres de la maison.
— Ne craignez rien, dit-il, vous ne serez pas grondées. Mais je vais vous quitter et vous laisser à la garde de mes amis. Promettez-moi de leur obéir. Ils vous feront traverser la route quand le moment sera venu.
Le vieux cygne s’écarta de la haie, puis, rassemblant ses dernières forces, s’élança en courant vers le milieu des champs. Peu à peu sa course devint plus lente, il sentit ses pattes se raidir et, en arrivant dans un pré, il tomba sur le flanc pour ne plus se relever. Alors, il se mit à chanter, comme font les cygnes quand ils vont mourir. Et son chant était si beau qu’à l’entendre, les larmes venaient dans les yeux. Sur la route, les parents s’étaient donné la main et, sans prendre garde qu’ils tournaient le dos à la maison, s’en allaient à travers les champs à la rencontre de la voix. Longtemps après que le cygne eut cessé de chanter, ils marchaient encore dans la rosée et ne pensaient pas à rentrer.
Dans la cuisine, Delphine et Marinette cousaient sous la lampe. Le couvert était mis et le feu allumé. En entrant, les parents dirent bonjours d’une petite voix qu’elles ne reconnaissaient pas. Ils avaient les yeux humides et, ce qui ne leur était jamais arrivé, n’en finissaient pas de regarder au plafond.
— Quel dommage, dirent-ils aux petites. Quel dommage que vous n’ayez pas traversé la route tout à l’heure. Un cygne a chanté sur les prés.
Sur le chemin de l’école en traversant les prés, Delphine et Marinette virent un petit coq noir qui allait d’un pas pressé dans l’herbe haute.
— Où vas-tu, coq ? demanda Marinette.
— Je vais, dit le coq sans tourner la tête, et je n’ai pas le temps de bavarder.
On voyait bien qu’il n’était pas disposé aux confidences, car il marchait en tapant du bec sur les plumes de son jabot, et une petite flamme de colère luisait dans son œil doré. Marinette était peinée qu’il eût fait une réponse de cette façon-là.
— Qu’est-ce qu’il se croit donc ? murmura-t-elle à l’oreille de sa sœur. Pour un petit coq de rien du tout…
— Il a toujours été un peu fier, dit Delphine, mais je ne le crois pas mal élevé. Il aura appris, bien sûr, que tu as eu hier après-midi deux mauvais points à l’école, et c’est pourquoi il ne veut pas te répondre.
— Puisqu’il sait tout, il doit savoir aussi que je ne les ai pas mérités.
Pendant qu’elles se disputaient, le coq avait déjà fait du chemin ; on n’apercevait plus que sa crête qui faisait une petite tache rouge dans l’herbe drue.
Delphine courut derrière lui, le dépassa, et fit une révérence.
— Coq, ma sœur est curieuse, mais elle voudrait savoir où tu vas, les plumes si belles et la crête si fraîche ?
Le petit coq noir s’arrêta. Il était content, à cause des plumes et de la crête. Il se redressa, une patte raide, l’autre repliée, et renfla son jabot.
— Ah ! je viens de loin, petites, et je vais plus loin encore. Tel que vous me voyez, j’ai déjà passé la rivière sur un pont !
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