Le grand roux regrettait maintenant de n’avoir pas étudié.
— Prenez-moi aussi, dit-il, je ne suis pas savant, c’est vrai, mais je connais des jeux amusants, et je ferai rire le public.
— Prenez-le, dit le bœuf blanc, c’est mon ami, et je ne peux pas me séparer de lui.
Après quelques hésitations, le propriétaire du cirque voulut bien acheter le grand roux, et il n’eut pas à le regretter, car les bœufs eurent beaucoup de succès. Le lendemain, les petites vinrent à la ville et purent applaudir leurs amis dans un très joli numéro. Elles avaient un peu de peine en pensant qu’elles les voyaient pour la dernière fois, et le bœuf blanc lui-même, qui ne demandait qu’à voyager pour s’instruire encore, avait du mal à retenir ses larmes.
Les parents achetèrent une autre paire de bœufs, mais les petites se gardèrent bien de leur apprendre à lire, car elles savaient maintenant qu’à moins de trouver place dans un cirque, les bœufs ne gagnent rien à s’instruire, et que les meilleures lectures leur attirent les pires ennuis.
Les parents posèrent leurs outils contre le mur et, poussant la porte, s’arrêtèrent au seuil de la cuisine.
Assises l’une à côté de l’autre, en face de leurs cahiers de brouillons, Delphine et Marinette leur tournaient le dos. Elles suçaient le bout de leur porte-plume et leurs jambes se balançaient sous la table.
— Alors ? demandèrent les parents. Il est fait, ce problème ?
Les petites devinrent rouges. Elles ôtèrent les porte-plume de leurs bouches.
— Pas encore, répondit Delphine avec une pauvre voix. Il est difficile. La maîtresse nous avait prévenues.
— Du moment que la maîtresse vous l’a donné, c’est que vous pouvez le faire. Mais avec vous, c’est toujours la même chose. Pour s’amuser, jamais en retard, mais pour travailler, plus personne et pas plus de tête que mes sabots. Il va pourtant falloir que ça change. Regardez-moi ces deux grandes bêtes de dix ans. Ne pas pouvoir faire un problème.
— Il y a déjà deux heures qu’on cherche, dit Marinette.
— Eh bien, vous chercherez encore. Vous y passerez votre jeudi après-midi, mais il faut que le problème soit fait ce soir. Et si jamais il n’est pas fait, ah ! s’il n’est pas fait ! Tenez, j’aime autant ne pas penser à ce qui pourrait vous arriver.
Les parents étaient si en colère à l’idée que le problème pourrait n’être pas fait le soir, qu’ils s’avancèrent de trois pas à l’intérieur de la cuisine. Se trouvant ainsi derrière le dos des petites, ils tendirent le cou par-dessus leurs têtes et, tout d’abord, restèrent muets d’indignation. Delphine et Marinette avaient dessiné, l’une un pantin qui tenait toute une page de son cahier de brouillons, l’autre une maison avec une cheminée qui fumait, une mare où nageait un canard et une très longue route au bout de laquelle le facteur arrivait à bicyclette. Recroquevillées sur leurs chaises, les petites n’en menaient pas large. Les parents se mirent à crier, disant que c’était incroyable et qu’ils n’avaient pas mérité d’avoir des filles pareilles. Et ils arpentaient la cuisine en levant les bras et s’arrêtaient de temps en temps pour taper du pied sur le carreau.
Ils faisaient tant de bruit que le chien, couché sous la table aux pieds des petites, finit par se lever et vint se planter devant eux. C’était un berger briard qui les aimait beaucoup, mais qui aimait encore bien plus Delphine et Marinette.
— Voyons, parents, vous n’êtes pas raisonnables, dit-il. Ce n’est pas de crier ni de taper du pied qui va nous avancer dans le problème. Et d’abord, à quoi bon rester ici à faire des problèmes quand il fait si beau dehors ? Les pauvres petites seraient bien mieux à jouer.
— C’est ça. Et plus tard, quand elles auront vingt ans, qu’elles seront mariées, elles seront si bêtes que leurs maris se moqueront d’elles.
— Elles apprendront à leurs maris à jouer à la balle et à saute-mouton. N’est-ce pas, petites ?
— Oh ! oui, dirent les petites.
— Silence, vous ! crièrent les parents. Et au travail. Vous devriez avoir honte. Deux grandes sottes qui ne peuvent même pas faire un problème.
— Vous vous faites trop de souci, dit le chien. Si elles ne peuvent pas faire leur problème, eh bien, que voulez-vous, elles ne peuvent pas. Le mieux est d’en prendre son parti. C’est ce que je fais.
— Au lieu de perdre leur temps à des gribouillages… Mais en voilà assez. On n’a pas de comptes à rendre au chien. Allons-nous-en. Et vous, tâchez de ne pas vous amuser. Si le problème n’est pas fait ce soir, tant pis pour vous.
Sur ces mots, les parents quittèrent la cuisine, ramassèrent leurs outils et partirent pour les champs sarcler des pommes de terre. Penchées sur leurs cahiers de brouillons, Delphine et Marinette sanglotaient. Le chien vint se placer entre leurs deux chaises et, posant ses deux pattes de devant sur la table, leur passa plusieurs fois sa langue sur les joues.
— Est-ce qu’il est vraiment difficile, ce problème ?
— S’il est difficile ! soupira Marinette. C’est bien simple. On n’y comprend rien.
— Si je savais de quoi il s’agit, dit le chien, j’aurais peut-être une idée.
— Je vais te lire l’énoncé, proposa Delphine. « Les bois de la commune ont une étendue de seize hectares. Sachant qu’un are est planté de trois chênes, de deux hêtres et d’un bouleau, combien les bois de la commune contiennent-ils d’arbres de chaque espèce ? »
— Je suis de votre avis, dit le chien, ce n’est pas un problème facile. Et d’abord, qu’est-ce que c’est qu’un hectare ?
— On ne sait pas très bien, dit Delphine qui, étant l’aînée des petites, était aussi la plus savante. Un hectare, c’est à peu près comme un are, mais pour dire lequel est le plus grand, je ne sais pas. Je crois que c’est l’hectare.
— Mais non, protesta Marinette. C’est l’are le plus grand.
— Ne vous disputez pas, dit le chien. Que l’are soit plus grand ou plus petit, c’est sans importance. Occupons-nous plutôt du problème. Voyons : « Les bois de la commune… »
Ayant appris l’énoncé par cœur, il y réfléchit très longtemps. Parfois, il faisait remuer ses oreilles, et les petites avaient un peu d’espoir, mais il dut convenir que ses efforts n’avaient pas abouti.
— Ne vous découragez pas. Le problème a beau être difficile, on en viendra à bout. Je vais réunir toutes les bêtes de la maison. A nous tous, on finira par trouver la solution.
Le chien sauta par la fenêtre, alla trouver le cheval qui broutait dans le pré et lui dit :
— Les bois de la commune ont une étendue de seize hectares.
— C’est bien possible, dit le cheval, mais je ne vois pas en quoi la chose m’intéresse.
Le chien lui ayant expliqué en quel ennui se trouvaient les deux petites, il manifesta aussitôt une grande inquiétude et fut également d’avis de proposer le problème à toutes les bêtes de la ferme. Il se rendit dans la cour et, après avoir poussé trois hennissements, se mit à jouer des claquettes en dansant des quatre sabots sur les planches de voiture, qui résonnaient comme un tambour. A son appel accoururent de toutes parts les poules, les vaches, les bœufs, les oies, le cochon, le canard, les chats, le coq, les veaux, et se rangèrent en demi-cercle sur trois rangs devant la maison. Le chien se mit à la fenêtre entre les deux petites et, leur ayant expliqué ce qu’on attendait d’eux, donna l’énoncé du problème :
— Les bois de la commune ont une étendue de seize hectares.
Les bêtes réfléchissaient en silence et le chien se tournait vers les petites avec des clins d’yeux pour leur donner à entendre qu’il était plein d’espoir. Mais bientôt s’élevèrent parmi les bêtes des murmures découragés. Le canard lui-même, sur lequel on comptait beaucoup, n’avait rien trouvé et les oies se plaignaient d’avoir mal à la tête.
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