— C’est bon, j’ai été distrait. N’en parlons plus et reprenons la besogne.
Ce jour-là, au repas de midi, les petites eurent une grande frayeur en entendant les paroles de leur père.
— Ce bœuf blanc devient impossible, disait-il, et ce matin encore j’ai cru devenir enragé à cause de ses sottises. Non seulement il fait son travail de travers, mais il répond comme le pire des effrontés, et je ne peux même plus lui faire une observation. Croyez-vous, hein ? S’il continue à se rendre insupportable, je vais me voir obligé de le vendre pour la boucherie…
— A la boucherie ? demanda Delphine. Pour quoi faire ?
— Tiens, cette idée ! pour le manger, tout simplement !
Delphine se mit à sangloter, et Marinette à protester.
— Manger le bœuf blanc ? dit-elle, mais c’est que moi je ne veux pas.
— Ni moi, dit Delphine. On ne mange pas un bœuf parce qu’il est de mauvaise humeur ou parce qu’il est triste.
— Il faudrait peut-être le consoler ?
— Bien sûr ! En tout cas, on n’a pas le droit de le manger !
— Et on ne le mangera pas !
Les petites, voyant clairement le péril où elles avaient engagé leur ami, se démenaient comme des diablotins, criant, tapant du pied et sanglotant, si bien que le père s’écria d’une voix courroucée :
— Taisez-vous, deux péronnelles que vous êtes ! ces choses-là ne regardent pas des gamines. Un bœuf qui fait sa mauvaise tête n’est plus bon qu’à être mangé, et si le nôtre ne s’amende pas, il sera mangé comme il le mérite !
Lorsque les petites furent sorties, il dit encore à sa femme, mais en riant et sans plus de colère :
— S’il fallait les écouter, on laisserait toutes les bêtes mourir de vieillesse. Quant au bœuf blanc, je ne crois pas qu’il soit possible de le vendre avant longtemps, il est devenu si maigre que ce serait une mauvaise affaire. Je serais d’ailleurs bien curieux de savoir pourquoi il maigrit ainsi. J’ai toujours pensé que ce n’était pas naturel.
Cependant, Delphine et Marinette avaient couru à l’étable avertir le malheureux bœuf qui était justement en train d’étudier sa grammaire. En les voyant, il ferma les yeux et récita sans se tromper une fois la règle des participes, qui est pourtant très difficile. Mais Marinette confisqua la grammaire et Delphine tomba à genoux sur la paille.
— Bœuf, il paraît que si tu continues à tirer la charrue de travers et à répondre de travers, tu vas être vendu.
— Que m’importe, fillette ? Là-dessus, je suis tout à fait de l’avis de La Fontaine : « Notre ennemi, c’est notre maître. »
Les petites trouvèrent qu’il n’était pas très gentil, car enfin, il leur devait au moins quelques paroles de regret.
— Vous voyez comme il est, fit observer le grand roux. A présent, il ne connaît plus ni parents, ni amis.
— Que m’importe d’être vendu ? reprenait l’autre.
Le seul risque serait sans doute de me voir apprécié un peu mieux que je ne suis ici.
— Mon pauvre bœuf, lui dit Delphine, tu serais vendu au boucher.
— Pour être mangé, ajouta Marinette qui lui en voulait de tant d’ingratitude. Tu vas être mangé et ce sera notre faute à nous qui t’avons donné de l’instruction. Parce qu’il faut bien le reconnaître c’est l’instruction qui t’a rendu insupportable. Et si tu ne veux pas être mangé, il va falloir commencer par oublier tout ce que tu as appris.
— J’avais bien dit que tout cela ne valait rien pour les bœufs, soupira le grand roux. On n’a pas voulu m’écouter.
Son compagnon le regarda du haut en bas et répondit sèchement :
— Oui, Monsieur, j’ai méprisé vos conseils, comme je les méprise aujourd’hui. Sachez que je ne regrette rien, et quant à vouloir oublier quoi que ce soit, je refuse. Mon seul désir, ma seule ambition, c’est d’apprendre encore et toujours. Plutôt mourir que d’y renoncer.
Le grand roux, au lieu de se fâcher, répondit avec amitié :
— Si tu venais à mourir, j’aurais du chagrin, tu sais.
— Oui, oui, on dit ça, et puis dans le fond.
— Sans compter que ce ne serait pas agréable pour toi, poursuivit le grand roux. Un jour que je passais en ville, devant une boucherie, j’ai vu un bœuf pendu par les cuisses, le ventre ouvert. Sa tête était posée à côté de lui sur un plat. On lui avait ôté sa peau, et le boucher, avec un couteau, taillait des tranches de viande dans sa chair saignante. Voilà pourtant où ton instruction va te mener, si tu n’y prends pas garde.
Le bœuf blanc n’avait plus du tout envie de mourir, et quoiqu’il s’en défendît, il était de l’avis des deux petites.
— Bœuf, lui disaient-elles, le discours de Monsieur le sous-préfet n’était pas fait pour les bœufs. Si nous avions mieux réfléchi, nous t’aurions appris à jouer à des jeux : à la main chaude, au loup, à la tape, à la poupée, à chat perché.
— Non, tout de même, protestait le bœuf blanc. Les jeux, c’est bon pour les enfants.
— Moi, disait le grand roux en riant de toutes ses dents, il me semble que j’aimerais ça, les jeux. Tenez, par exemple, la tape ou bien chat perché, je ne sais pas ce que c’est, mais c’est sûrement amusant.
Les petites promirent de lui apprendre à jouer, et le bœuf blanc jura qu’à l’avenir il s’appliquerait aux travaux de la terre et n’aurait plus en présence du maître la moindre distraction.
Pendant une semaine, le bœuf s’abstint de toute espèce de lectures, mais il fut si malheureux qu’il maigrit, durant cette huitaine, de vingt-sept livres et trois hectogrammes, ce qui est considérable, même pour un bœuf. Les petites comprirent elles-mêmes qu’il ne pouvait durer à un pareil régime et lui rendirent quelques livres parmi ceux qu’elle jugeaient les plus ennuyeux : un traité sur la fabrication des parapluies et un ouvrage très ancien sur la guérison des rhumatismes. Le bœuf les trouva si attrayants que, non content de les relire, il les apprit par cœur tous les deux. « Donnez-m’en d’autres », dit-il aux petites lorsqu’il eut fini, et il fallut bien lui obéir. Dès lors il retomba dans sa funeste passion de l’étude et rien ne put l’en détourner, ni le péril de la boucherie, ni la colère du maître, ni les amicales remontrances du grand roux qui, de son côté, avait beaucoup changé en l’espace de quelques semaines.
Delphine et Marinette, dans l’espoir que le bœuf savant se laisserait tenter par les plaisirs de la tape, du colin-maillard et du chat perché, avaient appris ces jeux au grand roux qui s’en amusait beaucoup, et même un peu plus qu’il n’était raisonnable à un bœuf de son âge, car il devenait d’humeur frivole, riant à propos de tout et de rien. Cela faisait une paire de bœufs très mal assortie, et les sujets de querelle étaient nombreux.
— Je ne comprends pas, disait le bœuf blanc d’une voix sévère en jetant sur son compagnon un regard attristé, je ne comprends pas…
— Non, laisse-moi rire, interrompait le grand roux, c’est plus fort que moi, il faut que je rie.
— Je ne comprends pas qu’on puisse à ce point manquer de sérieux et de dignité. Quand on pense que la surface d’un rectangle s’obtient en multipliant la longueur par la largeur, que le Rhin prend sa source dans le massif du Saint-Gothard et que Charles Martel vainquit les Arabes en l’an 732, on est consterné par le spectacle d’un bœuf de six ans se livrant à des jeux imbéciles, et volontairement ignorant des merveilles…
— Ha ! ha ! ha ! faisait le grand roux, tordu par un rire convulsif.
— Idiot ! si au moins il avait l’esprit de s’amuser discrètement et de ne pas troubler mes travaux. Vas-tu te taire ?
Читать дальше