— Mes chers enfants, dit-il, l’instruction est une bonne chose et ceux qui n’en ont pas sont bien à plaindre. Heureusement, vous n’êtes pas dans ce cas là, vous. Par exemple, je vois ici deux petites filles en robes roses, qui ont une jolie couronne dorée sur leurs cheveux blonds. C’est parce qu’elles ont bien travaillé. Aujourd’hui, elles sont récompensées de leur peine, et voyez donc comme c’est agréable pour leurs parents : ils sont aussi fiers que leurs enfants. Ah ! ah ! Et tenez, moi qui vous parle, je ne voudrais pas avoir l’air de me vanter, mais enfin, si je n’avais pas toujours bien appris mes leçons, je n’aurais pas ma position de sous-préfet, ni l’habit d’argent que vous me voyez. Voilà pourquoi il faut bien s’appliquer à l’école, et faire comprendre aux ignorants et aux paresseux que l’instruction est indispensable.
Le sous-préfet s’inclina, les écolières chantèrent une petite chanson, et chacun rentra chez soi. En arrivant à la maison, Delphine et Marinette ôtèrent leurs belles robes pour mettre leurs tabliers de tous les jours, mais au lieu de jouer à la paume, ou à saute-mouton, ou à la poupée, ou au loup, ou à la marelle, ou à chat perché, elles se mirent à parler du discours du sous-préfet.
Elles trouvaient qu’il était vraiment très bien, ce discours. Même, elles étaient ennuyées de n’avoir pas sous la main quelqu’un de tout à fait ignorant à qui faire comprendre les bienfaits de l’instruction. Delphine soupirait :
— Dire que nous avons deux mois de vacances, deux mois qui pourraient être si utilement employés. Mais quoi ? Il n’y a personne.
Dans l’étable de leurs parents, il y avait deux bœufs de la même taille et du même âge, l’un tacheté de roux, l’autre blanc et sans tache. Les bœufs sont comme les souliers, ils vont presque toujours par deux. C’est pourquoi l’on dit « une paire de bœufs ». Marinette alla d’abord au bœuf roux et lui dit en lui caressant le front :
— Bœuf, est-ce que tu ne veux pas apprendre à lire ?
D’abord, le grand bœuf roux ne répondit pas. Il croyait que c’était pour rire.
— L’instruction est une belle chose ! appuya Delphine. Il n’y a rien de plus agréable, tu verras, quand tu sauras lire.
Le grand roux rumina encore un moment avant de répondre, mais au fond, il avait déjà son opinion.
— Apprendre à lire, pour quoi faire ? Est-ce que la charrue en sera moins lourde à tirer ? Est-ce que j’aurai davantage à manger ? Certainement non. Je me fatiguerais donc sans résultat ? Merci bien, je ne suis pas si bête que vous croyez, petites. Non, je n’apprendrai pas à lire, ma foi non.
— Voyons, bœuf, protesta Delphine, tu ne parles pas raisonnablement, et tu ne penses pas à ce que tu perds. Réfléchis un peu.
— C’est tout réfléchi, mes belles, je refuse. Ah ! si encore il s’agissait d’apprendre à jouer, je ne dis pas. Marinette, qui était un peu plus blonde que sa sœur, mais plus vive aussi, déclara que c’était tant pis pour lui, qu’on allait le laisser à son ignorance et qu’il resterait toute sa vie un mauvais bœuf.
— Ce n’est pas vrai, dit le grand roux, je ne suis pas un mauvais bœuf. J’ai toujours bien fait mon métier, et personne n’a rien à me reprocher. Vous me faites rire, toutes les deux, avec votre instruction. Comme si l’on ne pouvait pas vivre sans ça ! Remarquez bien que je n’en dis pas de mal, je prétends que ce n’est pas une chose pour les bœufs, voilà tout. La preuve, c’est qu’on n’a jamais vu un bœuf avoir de l’instruction.
— Ce n’est pas une preuve du tout, répliqua Marinette. Si les bœufs ne savent rien, c’est qu’ils n’ont jamais rien appris.
— En tout cas, ce n’est pas moi qui m’y mettrai, vous pouvez être tranquilles.
Delphine essaya encore de lui faire entendre raison, mais ce fut peine perdue, il ne voulait pas comprendre.
Les petites lui tournèrent le dos, peinées qu’il s’entêtât dans son indifférence et sa coupable paresse. Prié à son tour, le bœuf blanc parut touché de leur sollicitude. Il avait beaucoup d’affection pour elles et il ne voulait pas les attrister par un autre refus. D’autre part, il ne lui déplaisait pas de penser qu’il pourrait être plus tard un ruminant distingué. C’était un bon bœuf, un très bon bœuf, même ; doux, patient, laborieux, mais qui avait un peu d’orgueil et d’ambition. Cela se voyait à la façon hautaine dont il dressait les oreilles quand son maître, aux labours, lui faisait une observation. Mais tous les bœufs ont leurs défauts, il n’y en a point de parfaits, et celui-là, en dépit de quelques petits travers, était une excellente nature.
— Écoutez, petites, leur dit-il, j’ai presque envie de vous répondre comme mon frère : à quoi me servira de savoir lire ? Mais je tiens à vous faire plaisir. Après tout, si l’instruction n’est pas utile à un bœuf, elle n’est pas une gêne non plus, et à l’occasion, elle pourra me distraire. Si la chose ne me donne pas trop de tintouin, je consens donc à essayer.
Les petites étaient bien contentes d’avoir trouvé un bœuf de bonne volonté et le félicitaient de son intelligence.
— Bœuf, je suis sûre que tu feras de très bonnes études, de brillantes études.
Et lui, à ces compliments, il rentrait sa tête dans ses épaules, plissant son col en accordéon, comme nous faisons, nous, quand nous voulons nous rengorger.
— En effet, murmurait-il, je crois bien que j’ai des dispositions.
Comme les petites quittaient l’étable pour aller chercher un alphabet, le grand roux leur demanda sérieusement :
— Dites-moi, petites, est-ce que vous n’avez pas envie d’apprendre à ruminer ?
— Apprendre à ruminer, dirent-elles en s’esclaffant, et pour quoi faire ?
— Vous avez raison, convint le grand roux, pour quoi faire ?
Delphine et Marinette, qui voulaient faire une surprise à leurs parents, décidèrent de garder le secret sur les études du bœuf blanc. Plus tard, quand il serait déjà savant, elles auraient plaisir à voir l’étonnement de leur père.
Les débuts furent plus faciles que les petites n’avaient osé l’espérer. Le bœuf était vraiment très doué, et d’autre part, il avait beaucoup d’amour-propre. A cause des railleries du grand roux, il feignait de prendre un plaisir sans égal à épeler l’alphabet. En moins de quinze jours, il eut appris à lire ses lettres et même à les réciter par cœur. Les dimanches, les jours de pluie, et en général, tous les soirs au retour des champs, Delphine et Marinette lui donnaient des leçons en cachette de leurs parents. Le pauvre bœuf en avait de violents maux de tête, et il lui arrivait de se réveiller au milieu de la nuit en disant tout haut :
— B, A, ba, B, E, be, B, I, bi…
— Est-il bête avec ses B, A, ba, ronchonnait le grand roux. Il n’y a même plus moyen de dormir tranquillement, depuis que ces deux gamines lui ont donné des idées de grandeur. Si encore tu étais sûr de ne rien regretter plus tard…
— Tu n’imagineras jamais, ripostait le bœuf blanc, quel plaisir ce peut être de connaître les voyelles, les consonnes, de former des syllabes, enfin. Cela rend la vie bien agréable et je comprends à présent pourquoi l’on fait un si grand éloge de l’instruction. Je me sens déjà un autre bœuf qu’il y a trois semaines. Quel bonheur d’apprendre ! Mais voilà, tout le monde ne peut pas, il faut des capacités.
Le voyant si heureux, le grand roux en venait parfois à se demander s’il avait été sage de s’obstiner dans son ignorance. Mais comme cette année-là, le fourrage avait un excellent goût de noisette, que la paille était douce et longue, il résistait facilement aux séductions de l’esprit.
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