Tout d’abord, Delphine et Marinette purent se féliciter de leur initiative. Le bœuf faisait des progrès surprenants. Au bout du mois, il commençait à savoir compter, il lisait presque couramment, et il avait même appris une petite poésie. Il devint si studieux qu’à l’étable, il avait toujours dans son râtelier un livre ouvert dont il tournait les pages avec sa langue. C’était tantôt une arithmétique, tantôt une grammaire, ou encore une histoire, une géographie, un recueil de poèmes. Sa curiosité n’avait d’égale que son application, et il s’intéressait à tout ce qui est imprimé.
— Comment ai-je pu vivre en ignorant toutes ces belles choses, murmurait-il à chaque instant.
Et qu’il fût aux champs, ou au vert, ou par les chemins, il ne se lassait pas de réfléchir à ses lectures.
Il faut dire que c’était un bœuf de six ans et qu’à cet âge-là, les bœufs sont aussi raisonnables que peut l’être une personne d’entre vingt-cinq et trente. Malheureusement ses études le fatiguaient beaucoup, à cause de son trop grand zèle, et aussi parce que ce nouveau labeur venait en surcroît et ne lui épargnait pas celui des champs. Le pire était qu’à rêver sans cesse, il oubliât la moitié du temps de boire et de manger, si bien que les petites, voyant sa maigreur, ses yeux jaunes et ses traits tirés, furent prises d’inquiétude.
— Bœuf, lui dirent-elles, nous sommes très contentes de ton travail. Voilà que tu en sais maintenant presque autant que nous et peut-être plus, si c’est possible. Tu as donc mérité de te reposer, et d’ailleurs, ta santé l’exige.
— Je me moque de ma santé et ne veux penser qu’à orner mon esprit.
— Voyons, bœuf, il faut être raisonnable. Si tu allais à l’école comme nous, tu verrais que le travail n’est pas toujours bon, et qu’il y a temps pour tout. La preuve en est que nous avons des récréations pour nous reposer, et même des vacances.
— Les vacances ? eh bien ! oui, tenez, parlons-en un peu des vacances ! ma parole, je ne suis pas fâché d’en parler, non !
Les petites, ne voyant pas bien où il voulait en venir, se donnaient mutuellement des coups de coude, comme pour se dire sans en avoir l’air : « Mais qu’est-ce qu’il a, hein ? qu’est-ce qui lui prend ? »
— Oh ! je vous vois bien, dit le bœuf, ce n’est pas la peine de vous donner des coups de coude. Je ne suis pas fou du tout, et je sais très bien ce que je dis. Vous me parlez de vacances, et ci et ça, et que je devrais me reposer. Bon. Et moi je vous réponds justement que je suis de votre avis. Parfaitement, des vacances, mais alors de vraies vacances qui me permettront de travailler selon mes goûts et mes aptitudes. Ah ! pouvoir consacrer son temps à lire les poètes, à connaître les travaux des savants… c’est la vie, cela !
— Il faut bien jouer aussi, dit Marinette.
— On ne peut pas discuter avec vous, soupira le bœuf, vous êtes des enfants.
Et il se replongea dans un chapitre de géographie, en faisant remuer sa queue pour témoigner aux petites que leur présence l’impatientait. Tout ce qu’on pouvait lui dire encore était inutile, il n’en ferait qu’à sa tête.
— Au moins, lui dit Marinette, puisque tu ne veux pas prendre de vacances, fais attention que personne ne te voie étudier. Quand je pense que tu as toujours un livre ouvert devant les yeux et que nos parents pourraient te surprendre…
On peut juger par cette recommandation que les deux blondes n’étaient plus très sûres d’avoir fait œuvre de sagesse. Et en effet, elles ne se vantaient à personne de leur entreprise.
Bien entendu, le maître n’avait pas été sans apercevoir un changement dans l’attitude du bœuf blanc. Un jour, sur la fin de l’après-midi, il eut la surprise de le voir, assis sur le pas de la porte de l’étable, qui paraissait contempler distraitement la campagne.
— Par exemple, dit-il, qu’est-ce que tu fais là, bœuf, et dans cette position assise ?
Et le bœuf, balançant la tête et fermant à demi les paupières, répondit d’une voix douce :
J’admire, assis sous un portail
Ce reste de jour dont s’éclaire
La dernière heure du travail…
Le maître ne savait pas, ou bien il l’avait oublié, que ce fussent là des vers de Victor Hugo, et il convint tout d’abord :
— Il parle bien, ce bœuf.
Mais il soupçonnait que ce beau langage dissimulait un mystère inquiétant, car il ajouta :
— Hum ! je ne sais pas ce qu’il a, mais depuis quelque temps, je trouve qu’il a des airs singuliers… tout à fait singuliers…
Il ne vit pas la confusion des petites qui rougissaient jusqu’aux cheveux en assistant à cette scène pénible.
Mais elles rougirent bien davantage et les larmes leur vinrent aux yeux, lorsque le père s’écria :
— Allons ! ouste ! rentre dans ton étable ! je n’aime pas les bœufs qui font des manières, moi !
Le bœuf se leva en lui jetant un regard triste et courroucé, puis il regagna sa place auprès du grand roux. Bientôt, le travail qu’il fournissait aux champs se ressentit de ses occupations studieuses. Il avait la tête si pleine de beaux vers, de dates historiques, de chiffres et de maximes, qu’il écoutait distraitement les ordres donnés par son maître. Parfois même, il n’écoutait pas du tout, et l’attelage s’en allait de travers et jusqu’au bord du fossé, quand ce n’était pas en plein dedans.
— Fais donc attention, lui soufflait le grand roux en le poussant de l’épaule, tu vas encore nous faire gronder.
Le bœuf blanc avait alors un frémissement orgueilleux des oreilles, et s’il consentait à reprendre le droit chemin, c’était pour s’en écarter presque aussitôt. Un matin de labour, il s’arrêta brusquement au milieu d’un sillon, sans que le maître l’eût commandé et se mit à rêver tout haut. Voilà ce qu’il disait :
— Deux robinets coulent dans un récipient cylindrique de soixante-quinze centimètres de haut, et débitent ensemble vingt-cinq décimètres cubes à la minute. Sachant que l’un des deux robinets, s’il coulait seul, mettrait trente minutes à remplir le récipient, alors que l’autre mettrait trois fois moins de temps que s’ils coulaient tous les deux à la fois, calculer le volume du récipient, son diamètre, et au bout de combien de temps il sera plein… C’est intéressant… très intéressant…
— Qu’est-ce qu’il peut bien jargonner ? dit le maître.
— Voyons… je suppose que les deux robinets soient fermés… qu’est-ce qui se passe ?
— Enfin, explique-moi donc un peu ce que tu racontes…
Mais le bœuf était si profondément absorbé par la recherche de sa solution qu’il n’entendait rien et demeurait immobile en marmonnant des chiffres. De tout temps, les bœufs ont été loués pour leur parfaite égalité d’humeur, et l’on n’en a jamais vu s’entêter à rester sur place, comme font trop souvent les mulets et les ânes. Aussi le maître était-il fort surpris d’un pareil caprice. « Il faut que cette bête-là soit malade », songea-t-il. Lâchant les mancherons de la charrue, il passa en tête de l’attelage et interrogea d’une voix tout amicale :
— Tu parais souffrant. Voyons, dis-moi ce qui ne va pas, franchement.
Alors, le bœuf, frappant la terre de son sabot, répondit avec colère :
— C’est tout de même malheureux, mais il n’y a pas moyen de réfléchir en paix une minute ! On ne s’appartient pas ! On dirait que je n’ai pas d’autre affaire que leur charrue ! J’en ai par-dessus la tête de leur joug !
Le maître demeura interloqué à se demander si son bœuf avait bien toute sa raison. Le grand roux était très attristé par cet incident, bien qu’il ne laissât rien deviner de ses préoccupations. Il savait très bien à quoi attribuer cet accès de mauvaise humeur, mais c’était un bon camarade qui n’aurait pas voulu rapporter pour se faire bien voir du patron. Avec lui, on pouvait être tranquille. Enfin, le bœuf blanc se ressaisit et s’excusa d’une voix maussade.
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