— Non ! Mais je savais que Joseph allait venir. Je n’étais pas capable de faire seule ce que j’avais à faire. En plus, je ne voulais pas qu’on voie mon frère dans la maison. J’ai dit à Maria d’aller l’attendre sur le quai afin qu’il ne se montre pas et qu’il laisse sa moto aussi loin que possible…
— Maria s’est étonnée ?
— Elle a eu peur. Elle ne comprenait pas. Mais elle a bien senti qu’elle devait obéir… Marguerite était au piano… Je lui ai demandé de jouer et de chanter… Car je savais que nous ferions du bruit, là-haut…
— Et c’est vous encore qui avez eu l’idée du réservoir du toit !
Il alluma sa pipe, qu’il avait bourrée machinalement.
— Joseph est venu vous rejoindre dans votre chambre. Qu’est-ce qu’il a dit en voyant ?…
— Rien ! Il ne comprenait pas ! Il me regardait avec épouvante. C’est à peine s’il a été capable de m’aider…
— À hisser le corps par la lucarne et à le traîner dans la corniche jusqu’au réservoir galvanisé !
De grosses gouttes de sueur coulaient sur le front du commissaire, qui grommela pour lui-même :
— Formidable !
Elle feignit de ne pas entendre.
— Si je n’avais pas tué cette femme, c’est Joseph qui serait mort…
— Quand avez-vous dit la vérité à Maria ?
— Jamais !… Elle n’a pas osé me questionner… Lorsqu’on a appris la disparition de Germaine, elle s’est doutée de quelque chose… C’est depuis lors qu’elle est malade…
— Et Marguerite ?
— Si elle a des soupçons, elle ne veut pas savoir… Vous comprenez ?…
S’il comprenait ! Mme Peeters qui continuait à aller et venir dans la maison sans se douter de rien et qui s’indignait des accusations des gens de Givet !
Le père Peeters, lui, se contentait de fumer des pipes dans son fauteuil d’osier où il s’endormait deux ou trois fois par jour…
Joseph se montrait le moins possible, regagnait Nancy, laissait à sa sœur le soin de se défendre.
Et Maria était à la torture, passait ses journées au couvent des ursulines avec l’angoisse d’apprendre, le soir en rentrant, que tout était découvert.
— Pourquoi avez-vous retiré le corps du réservoir ?
— Il aurait fini par sentir… J’ai attendu trois jours… Le samedi, quand Joseph est revenu, nous l’avons transporté ensemble jusqu’à la Meuse.
Elle avait, elle aussi, des gouttes de sueur, mais pas sur le front : au-dessus de la lèvre supérieure, exactement où la peau était duvetée.
— Quand j’ai vu que l’inspecteur nous soupçonnait et menait son enquête rageusement, j’ai pensé que le meilleur moyen de faire taire les gens était de m’adresser moi-même à la police… Si l’on n’avait pas retrouvé le corps…
— On aurait classé l’affaire ! gronda-t-il.
Et il ajouta en recommençant à marcher :
— Seulement, il y avait le marinier, qui avait vu jeter le corps à l’eau et qui avait repêché le marteau et la veste…
Et son cynisme, à lui aussi, ne dépassait-il pas celui des bandits professionnels ? Il ne disait rien à la police ! Ou plutôt il mentait ! Il laissait entendre qu’il en savait plus long qu’il ne voulait bien l’avouer !
À Gérard Piedbœuf, il allait déclarer qu’il pouvait faire condamner les Peeters et, comme prix de ce témoignage, il recevait deux mille francs.
Mais il ne témoignait pas. Il s’adressait à Anna. Il lui mettait, à elle aussi, le marché en main.
Ou bien elle ne lui donnerait rien et il parlerait. Ou bien elle lui verserait la forte somme et il quitterait le pays, laissant ainsi les soupçons peser sur lui, les détournant de la maison des Flamands !
C’était Marguerite qui avait payé ! Il fallait faire vite ! Maigret avait déjà trouvé le marteau ! Anna ne pouvait pas quitter l’épicerie sans attirer l’attention ! Elle remettait un mot pour sa cousine au marinier.
Et celle-ci accourait un peu plus tard.
— Que se passe-t-il ?… Pourquoi as-tu ?…
— Chut !… Joseph va arriver… Vous vous marierez bientôt…
Et la vaporeuse Marguerite n’osait pas en demander davantage.
Le samedi soir, il y avait dans la maison une atmosphère de détente. Le danger était conjuré. Le marinier était en fuite ! Il suffirait désormais qu’il ne se fît pas prendre !
— Et, comme vous craigniez la nervosité de votre sœur Maria, grogna Maigret, vous lui avez conseillé de rester à Namur, de se faire porter malade ou de se donner une entorse…
Il étouffait. On entendait à nouveau le piano, mais il jouait cette fois le Comte de Luxembourg !
Anna se rendait-elle compte de la monstruosité de son geste ? Elle restait absolument calme. Elle attendait. Son regard avait toujours la même limpidité.
— Ils vont s’inquiéter, en bas ! dit-elle.
— C’est vrai ! descendons…
Mais elle ne bougeait pas. Elle restait debout au milieu de la chambre, arrêtant son compagnon d’un geste.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Je vous l’ai dit trois fois ! soupira Maigret avec lassitude. Je rentre à Paris ce soir.
— Mais… pour…
— Le reste ne me regarde pas ! Je suis ici sans mission. Voyez l’inspecteur Machère…
— Vous lui direz ?
Il ne répondit pas. Il était déjà sur le palier. Il respirait l’odeur douce et sucrée éparse dans toute la maison, et la pointe de cannelle qui dominait lui rappelait de vieux souvenirs.
Il y avait une raie lumineuse sous la porte de la salle à manger. On entendait plus distinctement la musique.
Maigret poussa l’huis, s’étonna de voir Anna, qu’il n’avait pas entendue, entrer en même temps que lui.
— Qu’est-ce que vous complotiez tous les deux ? questionna le docteur Van de Weert, qui venait d’allumer un énorme cigare et qui en suçait le bout comme un enfant suce une tétine.
— Excusez-nous… Mlle Anna me demandait des renseignements au sujet d’un voyage que, je crois, elle veut entreprendre un de ces jours…
Marguerite avait brusquement cessé de jouer.
— C’est vrai, Anna ?
— Oh ! pas tout de suite…
Et Mme Peeters, qui tricotait, les regardait tous avec un rien d’inquiétude.
— J’ai rempli votre verre, monsieur le commissaire… Je connais vos goûts, maintenant…
Machère, le front soucieux, observait son collègue en essayant de deviner ce qui s’était passé.
Quant à Joseph, il avait le sang à la tête, car il avait bu plusieurs verres de genièvre coup sur coup. Ses yeux étaient brillants, ses mains agitées.
— Voulez-vous me faire un plaisir, mademoiselle Marguerite ? Jouez-moi une dernière fois la Chanson de Solveig…
Et, s’adressant à Joseph :
— Pourquoi ne lui tournez-vous pas les pages ?
C’était de la perversité, comme quand on appuie du bout de la langue sur une dent malade afin de provoquer la douleur.
De la place où il était, un coude sur la cheminée, son verre de schiedam à la main, Maigret dominait tout le salon, Mme Peeters penchée sur la table et auréolée par la lumière de la lampe, Van de Weert qui fumait en étirant ses petites jambes, Anna qui restait debout contre le mur.
Et, au piano, Marguerite qui jouait et chantait, Joseph qui tournait les pages…
Le dessus de l’instrument était garni d’une broderie et de nombreuses photographies : Joseph, Maria et Anna enfants, à tous les âges…
… Que Dieu veuille encore…
Mais c’était surtout Anna que le commissaire étudiait. Il ne se tenait pas encore pour battu. Il espérait quelque chose, sans savoir quoi au juste.
Un vrai trouble, en tout cas ! Peut-être un mouvement convulsif des lèvres ? Peut-être des larmes ? Peut-être même un départ précipité…
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