Il était enfin dehors. Il respirait l’air frais, saturé de pluie. Il retrouvait son taxi arrêté au bord du trottoir.
— À Givet !
Et il bourra voluptueusement sa pipe, se coucha presque au fond de la voiture. À un tournant, aux environs de Dinant, il aperçut un poteau indicateur : Grottes de Rochefort…
Il n’eut pas le temps de lire le nombre de kilomètres. Il plongea seulement le regard dans l’obscurité d’une route transversale. Et il évoqua un beau dimanche, un train bondé de touristes, deux couples : Joseph Peeters et Germaine Piedbœuf… Puis Anna et Gérard…
Il devait faire chaud… Au retour, les voyageurs avaient sans doute les bras chargés de fleurs des champs…
Anna sur la banquette, meurtrie, émue, déroutée, épiant peut-être le regard de l’homme qui venait de changer tout son être ?…
Et Gérard, très gai, enjoué, lançant des plaisanteries, incapable de comprendre ce qu’il y avait de grave, de presque définitif dans l’événement de l’après-midi…
Est-ce qu’il avait essayé de la revoir ? Est-ce que l’aventure avait continué ?
— Non ! se répondait Maigret à lui-même. Anna a compris ! Elle ne s’est pas fait illusion sur son compagnon ! Dès le lendemain, elle a dû l’éviter…
Et il l’imaginait gardant son secret, craignant peut-être des mois durant les suites de cette étreinte, vouant aux hommes, à tous les hommes, une haine farouche.
— Je vous conduis à votre hôtel ?
Déjà Givet, la frontière belge et son douanier de garde en kaki, la frontière française, les péniches, la maison des Flamands, le quai boueux.
Maigret s’étonna de sentir un objet lourd dans sa poche. Il y plongea la main et trouva le marteau auquel il ne pensait plus.
L’inspecteur Machère, qui avait entendu stopper l’auto, était sur le seuil du café et regardait Maigret payer le chauffeur.
— On vous a laissé entrer ?
— Parbleu !
— Cela m’étonne ! Parce que, si vous voulez le fond de ma pensée, je vous dirai que j’étais persuadé qu’elle n’était pas là…
— Où aurait-elle été ?
— Je ne sais pas… Je ne comprends plus… Surtout depuis le marteau… Savez-vous qui vient de venir me trouver ?
— Le marinier ?
Et Maigret, qui était entré dans la salle, commandait un demi, s’asseyait dans le coin proche de la fenêtre.
— Presque !… Enfin, c’est à peu près la même chose… C’est Gérard Piedbœuf qui est venu… J’avais fait le tour des gares en auto… Je n’avais rien trouvé…
— Et il a révélé la cachette de notre homme ?
— Il m’a dit, en tout cas, qu’on l’avait vu prendre le train de 4 h 15 en gare de Givet… C’est le train qui va à Bruxelles…
— Qui l’a vu ?
— Un ami de Gérard… Il a proposé de me l’amener…
— Je mets deux couverts ? s’informa le patron.
— Oui… Non… C’est égal…
Maigret buvait avidement sa bière.
— C’est tout ?
— Vous trouvez que ce n’est pas assez ? Si on l’a vraiment vu à la gare, c’est qu’il n’est pas mort… Et c’est surtout qu’il est en fuite… S’il est en fuite…
— Évidemment !
— Vous pensez la même chose que moi !
— Je ne pense rien du tout, Machère ! J’ai chaud ! J’ai froid ! Je crois que j’ai attrapé un bon rhume… Et je suis en train de me tâter pour savoir si je n’irai pas me coucher sans manger… Encore un demi, garçon !… Ou plutôt non ! Un grog… Avec beaucoup de rhum…
— Elle a vraiment une entorse ?
Maigret ne répondit pas. Il était sombre. On eût même dit qu’il était inquiet.
— En somme, le juge d’instruction a dû te remettre un mandat d’arrêt en blanc ?
— Oui… Mais il m’a conseillé d’être très prudent, à cause de la mentalité des petites villes. Il préfère que je lui téléphone avant de faire quelque chose de définitif.
— Et qu’est-ce que tu vas faire ?
— J’ai déjà télégraphié à la Sûreté de Bruxelles, pour qu’on arrête le marinier à la descente du train. Il faut que je vous demande de me rendre le marteau.
À la grande stupeur des quelques consommateurs, le commissaire tira l’objet de sa poche et le posa sur le marbre de la table.
— C’est tout ?
— Il faudra aussi que vous déposiez, puisque c’est vous qui l’avez trouvé.
— Mais non ! Mais non ! Le marteau, pour tout le monde, c’est toi qui l’as découvert.
Les yeux de Machère brillèrent de joie.
— Je vous remercie. C’est précieux pour l’avancement.
— J’ai mis deux couverts près du poêle ! annonça le patron.
— Merci !… Je vais me coucher !… Je n’ai pas faim…
Et Maigret monta dans sa chambre, après avoir serré la main de son collègue.
Il avait peut-être pris froid en circulant depuis deux jours avec des vêtements humides sur le dos, car il n’avait pas emporté de complet de rechange.
Il se coucha comme un homme harassé. Pendant une bonne demi-heure il lutta contre les images floues qui lui passaient sur la rétine à une cadence fatigante.
Il est vrai que le dimanche matin il était le premier debout. Dans le café, il ne trouva que le garçon qui allumait le percolateur et en remplissait la partie supérieure de café moulu.
La ville dormait encore. L’aube succédait à peine à la nuit et les lampes restaient allumées. Sur le fleuve, par contre, on s’interpellait d’une péniche à l’autre, on se lançait des amarres et un remorqueur allait se placer en tête de la file.
Un nouveau train de bateaux partait vers la Belgique et la Hollande.
Il ne pleuvait pas. Mais la bruine mettait des gouttelettes d’eau sur les épaules.
Les cloches d’une église sonnaient, quelque part. Une lumière à une fenêtre de la maison des Flamands. Puis la porte qu’on ouvrait. Mme Peeters qui la refermait avec soin et s’en allait à pas pressés, un missel gainé de drap à la main.
Maigret passa toute la matinée dehors, n’entrant parfois dans un café que pour avaler un verre d’alcool et se réchauffer. Les gens avertis prétendaient qu’il allait geler et que ce serait une catastrophe pour les régions que la crue avait inondées.
À sept heures et demie, Mme Peeters, retour de la messe, retira les volets de la boutique et, dans la cuisine, alluma son feu.
Vers neuf heures seulement, Joseph se montra un instant sur le seuil, sans faux col, pas encore lavé ni rasé, les cheveux en désordre.
À dix heures, il partit pour la messe avec Anna qui portait un manteau neuf, en drap beige.
Au Café des Mariniers, on ne savait pas encore si un remorqueur dont on attendait l’arrivée accepterait de repartir le jour même avec un train de bateaux, si bien que les mariniers étaient là en permanence, sortant parfois pour regarder le fleuve en aval.
Il était près de midi quand Gérard Piedbœuf sortit de chez lui, en costume du dimanche, chaussé de souliers jaunes, coiffé d’un feutre clair et ganté. Il passa tout près de Maigret. Sa première idée dut être de ne pas lui adresser la parole, de ne pas même le saluer.
Mais il ne résista pas à son désir de crâner, ou de révéler le fond de sa pensée.
— Je vous gêne, n’est-ce pas ?… Ce que vous devez me détester !…
Il avait les yeux battus. Depuis l’algarade du Café de la Mairie, il vivait dans l’inquiétude.
Maigret haussa les épaules, tourna le dos. Et il vit l’accoucheuse qui mettait l’enfant dans une voiture, poussait celle-ci vers le centre de la ville.
Machère ne se montrait pas. Ce ne fut qu’un peu avant une heure que Maigret le rencontra, au Café de la Mairie, précisément. Gérard était à une autre table, avec ses deux compagnes et son ami de l’autre soir.
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