C'était sinistre, d'autant plus sinistre que les trois hommes n'avaient pour s'éclairer que leurs lanternes sourdes.
— L'homme n'avait que cette seule pièce à sa disposition. On a placé une seconde serrure à la porte, et celle-ci est en chêne épais... Vous ne trouverez pas dans la chambre un seul objet lourd permettant, soit de défoncer l'huis, soit de faire voler la fenêtre et sa doublure de planches en éclats... Barbet!... Torrence!... Braquez donc vos lampes sur la paillasse...
Emile s'était penché. Quand les trois faisceaux lumineux se rejoignirent sur la paillasse, on put distinguer ce qui avait intrigué le jeune homme roux.
C'étaient des poils blancs en assez grand nombre. Ils étaient drus, légèrement frisés.
— Des poils de barbe!... Comprenez-vous?... Avant que le prisonnier quitte cette pièce, on lui a coupé la barbe, qu'il avait blanche... Pourquoi?... Je n'en sais rien...
— Dites donc, patron, vous ne croyez pas qu'on l'ait enterré dans la cave?
Emile hocha la tête.
— D'abord, depuis huit jours qu'il pleut, cette cave est inondée... Il aurait donc été difficile d'y creuser une tombe...
Ensuite, il n'y a aucune raison de couper la barbe d'un mort ou d'un homme qu'on va tuer...
— Qu'est-ce que nous faisons? Questionna Torrence, qui aurait aimé se sécher devant un bon feu.
— On continue... Le moindre centimètre carré de cette maison peut nous apporter des indications...
Ce n'est qu'à une heure du matin qu'ils réveillèrent un hôtelier de Lagny, réclamèrent du vin chaud, puis des chambres.
A huit heures, dans un jour glauque, le paysage ne leur parut guère plus plaisant que la nuit.
L'aubergiste, qui frottait à la craie la grande glace placée derrière son comptoir, fut interrogé le premier.
— Dites-moi, la maison qui se trouve à peu près en face de l'écluse de Chelles...
— La maison de la briqueterie?... Vous ne voulez 'pas la louer, des fois?
L'hôtelier était nettement ironique.
— A qui appartient-elle?
— A Laurence... Mais si vous pouvez tirer un mot sensé de Laurence...
— Qui est Laurence?
— Une vieille qui boit comme un trou, comme dix trous, comme tous les trous de la briqueterie où elle habitait jadis... A cette heure-ci, si elle n'est pas dans sa chambre, vous la trouverez au poste de police, où elle cuve son vin trois nuits sur cinq...
On découvrit Laurence, non au poste de police, mais dans une chambre qui ressemblait davantage à une écurie. Son premier soin fut de réclamer du vin rouge. Après quoi, la bouche pâteuse, elle questionna méfiante:
— Qu'est-ce que vous lui voulez, à ma maison?... Je sais! Je sais! On aimerait mieux que je la vende... Pas si bête!... Je suis propriétaire, moi, monsieur!... Et quand ces messieurs de la police essaient de me coffrer pour vagabondage, je peux leur répondre que je suis propriétaire et
que je paie l'impôt foncier... Ha! Hal... C'est ça qui les embête... Sinon, on aurait vite fait de boucler la pauvre Laurence...
— Vous avez des locataires?
— Qui est-ce qui pourrait m'empêcher d'avoir des locataires?... Des gens bien, encore!... Quand ils m'ont demandé de louer pour deux mois, je leur ai répondu:
» — Pas de ça, mon petit monsieur... Pour trois, six, neuf, comme tout le monde... Et il faut payer trois ans d'avance...
— Pardon... Ils ont habité la maison?
— Pourquoi est-ce qu'ils l'auraient habitée, puisqu'ils habitent sur l'eau?
— Ce sont des mariniers?
— Oui-da! Des mariniers! Appelez ça un yacht, oui... Une fois, je suis montée à bord, pour la signature... Car on a signé des papiers, parfaitement!... Tant pis si ça vous embête!... Je suis en règle, et si vous ne me payez pas un autre litre...
— Leur bateau était amarré dans le bief?
— Le quoi?
— Etait-il amarré non loin de la maison?
— Juste en face... C'est même pour ça qu'ils ont loué... Un bateau, ça a beau être grand, on n'a jamais trop de place... Surtout pour faire de la peinture...
— Qui faisait de la peinture?
— Le monsieur, donc!... C'était l'été... Alors, il peignait dans la maison... Même qu'une fois je suis entrée et que j'ai trouvé la petite dame toute nue... Elle posait, qu'Il m'a dit...
— Quelle petite dame?
-- Une blonde... Une étrangère, que je comprenais à peine quand elle parlait... Mignonne, messieurs!... Des petits seins comme des pommes et une peau aussi blanche que du lait...
— C'était l'été dernier?
— L'été d'avant... Oui...
— Et ils sont revenus l'été dernier?
— Non... Je ne les ai pas revus... Paraît qu'il y a eu parfois de la lumière dans la maison, mais ça ne me regarde plus, vu que j'ai loué pour trois, six, neuf... J'ai fait croire aux imbéciles du pays que c'étaient peut-être des revenants et il y en a qui parlent de la maison hantée... Pour vous dire comme ils sont bêtes...
— Comment s'appelle votre locataire?
Elle réfléchit, l'œil hagard.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle après un effort. J'ai oublié. C'est surtout de la tête que je m'en vais, voyez-vous!... C'est à peine si je me rappelle le nom de mon défunt mari... Il s'appelait Jules... Il prenait de ces cuites!...
— C'était un nom français?
— Peut-être bien que oui... Pour un beau bateau, c'était un beau bateau, tout verni... La forme d'une péniche, mais, dedans, il y avait de vrais salons...
— Vous ne retrouvez pas non plus le nom du bateau?
— Pour ça, si! Même que c'était assez coquin et que ça allait bien avec la petite dame...
— Dites-le...
— Cupidon, monsieur... J'ai demandé ce que ça voulait dire... Quand on m'a expliqué...
Une heure plus tard, l'Agence O, qui se partageait la besogne, avait réuni un certain nombre de renseignements.
Une péniche, aménagée pour la navigation de plaisance sur les canaux et rivières, avait passé trois mois, deux ans plus tôt, au bord de la Marne, à cent mètres du canal de Chelles. Le propriétaire était un artiste peintre, un grand et bel homme, aux yeux bleu très clair.
Il était accompagné d'une très jeune femme d'un blond qui paraissait artificiel. Elle parlait à peine le français.
Plusieurs fois le garde champêtre était intervenu, à cause de la tenue plus que sommaire dans laquelle cette jeune femme se promenait sur le pont du bateau. On disait que, la nuit, le couple se baignait tout nu dans la rivière.
Les propriétaires de la péniche Cupidon recevaient parfois un grand nombre d'invités. Dans ces cas-là, la fête, à bord, durait toute la nuit et on retrouvait jusqu'à l'écluse des bouteilles à champagne vides qui dérivaient au fil de l'eau.
Personne ne savait ce que le Cupidon était devenu. On confirmait, par contre, qu’à plusieurs reprises on avait aperçu de la lumière dans la maison.
— Ils avaient laissé des affaires, vous comprenez?... Alors, sans doute qu'ils venaient les chercher...
A midi moins le quart, Torrence, vêtu d'un complet sec et d'une gabardine toute neuve, pénétrait au Ministère des travaux publics et demandait le bureau de la navigation fluviale.
Un rédacteur le reçut aimablement.
— Le Cupidon?... Vous permettez?... S'il navigue en plaisance, il ne sera pas difficile de le retrouver... Pensez que, grâce aux écluses, il nous est facile de suivre les allées et venues de tous les bateaux...
Il compulsa les dossiers.
— Attendez donc... L'été dernier, le propriétaire du Cupidon...
— Vous avez son nom?
— Dassonville... Jean Dassonville, artiste peintre... Un instant... Le Cupidon a reçu un permis de circulation pour la Seine... Il a dû passer les mois d'août et de septembre à Honfleur... Voyez-vous, ces bateaux-là ne naviguent pas beaucoup... Ils cherchent un endroit agréable et s'y fixent pour les vacances...
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