» Ce n'est pas tout, patron... La compagnie en question me confirme que Wermster a bel et bien retenu une cabine de première classe à bord de l'Astoria...
» Comprenez-vous, maintenant, pourquoi ce monsieur n'a plus du tout envie d'avoir l'Agence O dans les jambes?
» Tant qu'il n'espérait pas s'en tirer tout seul, il a fait appel à nous...
» Il avait besoin d'aide pour le gros de la besogne... Et, en effet, c'est nous qui avons découvert l'homme à la tache lie-de-vin, puis la piste d'Amsterdam...
» A partir d'ici, il est sur son terrain... Nous ne lui sommes plus d'aucune utilité... Nous risquons, au contraire, de lui mettre des bâtons dans les roues...
» Et voilà pourquoi il n'hésite pas à nous offrir double prime si nous acceptons de rentrer gentiment à Paris et de nous occuper de ce qui nous regarde...
Torrence pousse un profond soupir.
— Mon raisonnement ne vous plaît pas?
— Il est astucieux... murmure Torrence. Mais je ne vois toujours pas comment un vison de quarante mille, voire de cent mille francs, peut provoquer de telles allées et venues, et...
-- Nous allons déjeuner, voulez-vous? Je me suis déjà renseigné sur les spécialités d'ici...
— Ni moules, ni frites surtout!
-- Il y a un petit restaurant près du port où on ne sert que du poisson et où, paraît-il...
Au moment de payer les consommations, Torrence a un regard inquiet pour son collaborateur, car il constate avec stupeur qu'Emile vient bel et bien de vider cinq verres de genièvre.
V
Où la douane sert à quelque chose et où l'homme à la
tache lie-de-vin, s'il était présent, ferait drôle de figure
— Mais si, patron, elle viendra... La police a été assez discrète pour ne pas l'effaroucher, même si elle est sur ses gardes... Et comment serait-elle sur ses gardes?... Elle est persuadée que personne, sauf certain bonhomme qui se trouve à Paris, n'est au courant de son secret...
— Quel secret?
— Vous le saurez tout à l'heure... Ça ne vous donne pas envie de voyager, vous, cet embarquement?
Ils sont tous les deux à la gare maritime de Rotterdam. Un train spécial a amené un certain nombre de voyageurs et les grues ne cessent de hisser, dans d'immenses filets, des tonnes et des tonnes de bagages, voire des automobiles.
C'est le cas de M. Wermster, qui a amené sa voiture, une puissante douze-cylindres, que des matelots sont occupés à arrimer solidement dans la cale. M. Wermster, en passant devant les deux hommes de l'Agence O, a évité de les saluer.
— Pourvu qu'elle ne se soit pas débarrassée du manteau de vison... soupire Torrence.
— Je suis certain qu'elle ne s'en est pas débarrassée... Il lui est trop utile...
— Je ne comprends pas... Sans compter qu'elle devra payer des droits de douane...
— Justement!
Torrence renonce à comprendre. Emile, lui, est comme un petit poisson dans l'eau, mais, ce jour-là, il s'est révélé tellement amateur de genièvre que son patron n'est pas sans inquiétude sur son on équilibre.
Le chef de la police d'Amsterdam a envoyé un de ses meilleurs collaborateurs qui, en civil, se tient, comme un simple employé, à côté de l'homme chargé de contrôler les passeports.
Cela se passe à bord. Elie Wermster s'y trouve déjà. Il a choisi une des meilleures cabines sur le pont supérieur, et maintenant il rôde aux environs de la passerelle en fumant un gros cigare.
En principe, il est sauvé. Ses papiers ont été épluchés en vain. Ses bagages ont été examinés minutieusement, plus minutieusement qu'il n'est de règle.
Dix heures... Dix heures et demie...
Les deux hommes de l'Agence O sont à terre. Ils rôdent dans le hangar de la douane et sur les quais. Un taxi s'arrête enfin.
Une jeune femme beaucoup trop brune, d'autant plus que son teint est celui d'un Rubens, en descend, affairée, avec une seule malle, achetée tout récemment. Elle porte un manteau de vison.
Coup d'œil aux douaniers, qui ont reçu des instructions. Tout près d'eux, Torrence fume sa pipe! Emile suce sa cigarette sans feu, l'air aussi innocent que possible.
— Rien à déclarer?
Elle ouvre la malle. C'est une malle qu'elle a achetée le jour même et elle n'a pas encore l'habitude de la serrure. Emile s'approche pour l'aider.
Rien que du neuf, là-dedans, du linge fin, des vêtements achetés dans les grands magasins de confection. Pas une seule pièce qui ait déjà été portée.
On sent que Liske, après avoir passé des heures chez le coiffeur, qui l'a transformée en brune, a couru les magasins pour se constituer un trousseau. Elle n'a pas regardé au prix. Le linge est en crêpe de Chine. Il y a douze paires de chaussures de grand luxe, toutes plus voyantes les unes que les autres.
— Vous avez la facture de ce vison?
— Pourquoi? Il faut une facture?
— A moins que vous vouliez payer les droits sur le prix fort...
— Combien?
Le douanier se livre à un rapide calcul, lance un chiffre, et elle paraît soulagée, elle ouvre son sac, qui est plein de billets de dix et de cent florins.
— Je me demande, intervient alors Emile, si vous avez bien examiné ce manteau...
Jusque-là, Liske a essayé d'imiter l'accent espagnol. A ce moment, elle se tourne vers Emile, aussi vivement que si un serpent l'avait piquée, et elle lance, avec l'accent belge retrouvé:
— Qu'est-ce que c'est que celui-là?
Au clin d'œil d'Émile, le douanier s'est mis en devoir de tâter la fourrure.
— Un instant, madame... Voulez-vous avoir l'obligeance de retirer ce manteau...
Dans l'obscurité, on aperçoit la silhouette de Wermster sur le pont de l’Astoria. Pauvre Wermster, ce qu'il doit souffrir!
— Voici des ciseaux qui conviendront parfaitement... fait encore Emile en tendant une paire de fins ciseaux à broder.
Alors le douanier, consciencieusement, commence à découdre la doublure. Après quelques instants, on constate que des poches sont aménagées dans celle-ci et que de ces poches ce sont des bank-notes américaines qui s'échappent.
Le chef des douanes s'est approché et compte au fur et à mesure. Il compte en florins. Emile traduit en francs.
— Sept cent mille francs, patron! s'écrie-t-il enfin quand la doublure paraît vide.
— Ce n'est pas moi! s'écrie candidement Liske.
- Parbleu!...
— Je ne savais même pas que ces billets...
— Hélas, si, ma pauvre Liske... Vous ne le saviez pas quand votre amant a volé ce manteau à une petite bonne de Paris, prénommée Angèle, qui l'avait emprunté pour une nuit à sa patronne... Mais une fois dans la banlieue de Bruxelles, quand vous avez voulu raccourcir le manteau, vous avez découvert le pot-aux-roses... Torrence!... Allez jeter un coup d'œil de ce côté, patron...
Il y a eu, en effet, un mouvement du côté de l'Astoria. Un passager, alors qu'il est interdit désormais de quitter le bord, car l'appareillage va commencer, s'est approché de la passerelle.
— Un instant seulement, messieurs... Une lettre à jeter à la boîte qui est sur le quai...
— Un employé va poster tout le courrier du bord...
— Permettez-moi de descendre un instant et...
Il s'est faufilé. On court après lui. Torrence, soudain, dans l'ombre, abat sa lourde patte sur son épaule.
— Où courez-vous comme ça, monsieur Wermster?
Emile, cependant, continue, s'adressant à Liske:
— Tant qu'on tire le diable par la queue, n'est-ce pas, et qu'on fait le sale petit travail des gares, on peut se contenter de vivre avec un Dieudonné... Mais quand on découvre près d'un million en billets dans la doublure d'un vison... L'amour ne résiste pas à une pareille fortune... Il s'agit de filer au plus vite, de mettre autant d'espace possible entre...
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