— C'est malheureusement impossible, cher monsieur... L'impatience se marque sur les traits de Wermster, qui se laisse aller à frapper du pied.
— Messieurs, il me semble que vous oubliez que vous êtes ici pour notre compte et que nous vous avons déjà fait une forte avance...
— C'est exact... Vous avez dû insister beaucoup pour que nous acceptions de 'quitter Paris et de nous lancer sur la trace du vison...
— Eh bien! Maintenant, je vous demande de retourner à Paris, et il me semble que c'est mon droit...
Ce n'est pas la délicatesse qui étouffe l'homme du cinéma et il ajoute avec une très gracieuse insistance:
— En somme, vous êtes ici mes employés... J'ai le droit de vous donner des ordres...
— Hélas! Non, monsieur Wermster... Je dis hélas pour vous... J'ajoute même que les ordres, c'est nous qui allons vous les donner par l'intermédiaire de la police néerlandaise...
— Je ne comprends pas...
Est-ce que Torrence, pour parler de la sorte, a fait de son côté les mêmes raisonnements qu'Emile, et les deux hommes, sans se donner le mot, sont-ils arrivés au même résultat?
— Parfaitement, monsieur Wermster... Il nous semble suspect, à mon collaborateur et à moi, qu'on mette tant d'insistance à nous lancer sur la piste d'un manteau de vison, puis qu'on apporte une insistance encore plus grande, qui frise la grossièreté, pour nous renvoyer à Paris...
— Je vous demande pardon, messieurs... Les mots ont certainement dépassé ma pensée... L'habitude des grosses affaires, vous comprenez?... Je vous fais toutes mes excuses si je vous ai froissés... Il est bien entendu que la somme de vingt mille francs que vous avez reçue sera doublée et que...
— Permettez... Un coup de téléphone à donner...
Torrence disparaît dans une des cabines. M. Wermster s'affole, sous le regard doucement ironique d'Emile, qui suce une cigarette non allumée.
— Vous pourriez peut-être dire un mot à votre patron?...
Tout en parlant de la sorte, avec un regard significatif, le juif a tiré son portefeuille d'un geste plus significatif encore.
— Figurez-vous que je n'ai aucune influence sur M. Torrence... Il est occupé, en ce moment, à téléphoner à la police néerlandaise. Il demande à celle-ci de bien vouloir s'inquiéter de vous... M. Torrence croit qu'il sera très instructif de savoir ce qui vous a appelé si brusquement en Hollande, surtout avec des bagages importants...
— Mes passeports sont en règle, sachez-le, et, s'il le faut, je ferai intervenir des personnalités...
- ... à la noix de coco! Lâche Emile qui a de ces sursauts de gaminerie... Alors, patron?
— Un commissaire sera ici dans quelques minutes pour interroger M. Wermster et vérifier ses papiers...
— Savez-vous, messieurs, comment s'appelle ce que vous faites?... Un abus de confiance... Et je ne félicite pas l'Agence O... Vous êtes à mon service... C'est moi qui vous paie... Dans ces conditions, j'avais le droit de m'attendre de votre part à...
— Eh bien! Monsieur le commissaire?
Emile et Torrence ne sont pas autrement fiers. Il y a près d'une heure que le commissaire de police est monté dans l'appartement de M. Wermster, au Carlton, en compagnie de celui-ci.
Il esquisse un geste vague.
— Ses papiers sont en règle... J'ai même rarement vu un passeport aussi en règle que celui-là... Figurez-vous que ce monsieur a des visas encore valables, donc récents, pour une demi-douzaine de pays, y compris les Etats-Unis et la République de Panama...
— Ses bagages?
— S'il dépose une plainte, nous serons sans doute ennuyés, car nous avons commis en quelque sorte un abus de pouvoir. Ses bagages ne contiennent que des vêtements, qui sortent tous des plus grands tailleurs de Londres et de Paris, du linge de soie à son chiffre, quelques bibelots de valeur, dont il possède les factures... Bref, nous ne pouvons absolument rien contre lui... Messieurs, je ne puis que vous recommander une extrême prudence...
Emile et Torrence, qui restent seuls dans le hall, se regardent un peu comme ils le faisaient à la terrasse du Métropole, .à Bruxelles, mais ils n'ont plus du tout envie d'éclater de rire à la façon des augures antiques.
IV
Où Emile, à la suite d'un raisonnement que Torrence ne
peut qu'approuver, donne au Carlton une série de coups
de téléphone
— Mais non, barman, pas de whisky... Puisque nous sommes en Hollande, je veux boire de l'alcool hollandais...
— Alors du genièvre, messieurs... Avec un peu de citron?...
Ce n'est qu'après le deuxième verre — il est vrai qu'ils sont si petits! — qu'Emile commence:
— Hier au soir, M. Elie Wermster se trouvait dans la cabine téléphonique du Fouquet's, aux Champs-Elysées, en compagnie de son ami Frécourt... il ignorait encore que le vison avait été volé par une certaine Liske et, vraisemblablement, emporté par elle en Hollande.
» Suivez-moi bien, patron...
» Nous lui annonçons cette nouvelle... Nous lui proposons d'abandonner l'enquête pour arrêter les frais... Or, à ce moment, il prie Frécourt d'insister... Il veut absolument que nous partions par les voies les plus rapides pour Amsterdam...
» Pourquoi, une heure ou deux plus tard, change-t-il d'avis, boucle-t-il ses malles et saute-t-il dans sa voiture pour venir ici, nous ordonner de retourner à Paris?
» Barbet affirme qu'il n'a rencontré personne et qu'il n'a reçu aucun message en dehors du nôtre...
Emile commande un troisième petit verre.
— Eh bien! Je vais, je pense, répondre à cette question d'une manière satisfaisante... Wermster est un international qui, dans sa vie, a déjà franchi, régulièrement ou en fraude, un certain nombre de frontières... Il s'attend si bien à en franchir d'autres que son passeport porte d'avance quelques visas qu'il est trop long d'obtenir au dernier moment...
» Vous vous souvenez, patron, du raisonnement du chef de la police néerlandaise?... A quoi ce raisonnement d'homme qui s'y connaît a-t-il abouti?
Et Torrence de répondre docilement:
— A un coup de téléphone à une compagnie de navigation...
— Eh bien! Je parie que Wermster, lui aussi, a téléphoné à une compagnie de navigation... Je vais d'ailleurs faire exactement la même chose, et nous saurons si mon raisonnement tient debout ou si...
Un chasseur lui demande la communication avec la compagnie qui s'occupe de l'Astoria. L'entretien est long, difficile. Quand Emile revient, il a un petit sourire qui en dit long.
— Gagné, patron... C'est vous qui paierez la tournée, et je vais remettre ça... Tout d'abord, on hésitait à me répondre... Les gens d'ici sont d'une méfiance inouïe... Enfin!... Encore une chance que les bureaux des compagnies de navigation restent ouverts la nuit qui précède les départs de paquebots... J'ignorais d'ailleurs ce détail...
» Le central téléphonique, auprès de qui je me suis réclamé du chef de la police, m'a révélé tout d'abord que, la nuit dernière, le numéro de Paris, Elysée 64.37, qui est le numéro de Wermster, a demandé trois communications coup sur coup à Amsterdam... Il s'agissait de trois compagnies de navigation... Les deux premières n'ont pas répondu... La troisième a déclaré que l'Astoria appareillerait ce soir de Rotterdam pour l'Amérique du Sud...
» Wermster était donc renseigné... Comme le chef de la police, il en concluait que la voleuse du vison chercherait à s'embarquer à bord de l'Astoria...
» Aussitôt, il saute dans son auto en emportant ce qu'il a de plus précieux...
» Quelqu'un qui fera un drôle de nez, ce matin, c'est la jeune Nathalie Frécourt...
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