— Quelle heure est-il?
— 3 h. 40...
— L'addition, Eugène... Au fait, mon bon ami, vous n'êtes pas marié, n'est-ce pas?... Sinon, je me chargerais de téléphoner à votre femme...
Diable d'homme. Il ne vous donne pas le temps de respirer, pas même le temps de réfléchir. Et il a réponse à tout. La preuve: Torrence a trouvé une excuse ultime.
— faut que je passe au bureau pour prendre de l'argent...
— Vous êtes fou mon ami... Boni !... J'oubliais que je n'avais plus sur moi mon portefeuille... Eugène... Appelez-moi le gérant... Dites-moi, mon cher... Voulez-vous me passer deux, non... mettons trois billets de mille… trois ou quatre... Je vous rendrai cela tout à l'heure.
— Avec plaisir, mon cher maitre...
— C'est qu'il y a au bureau un certain nombre d'affaires qui...
— Allons donc... Vous avez du personnel... J'ai aperçu là-bas un long jeune homme à lunettes, celui que vous appelez Emile, je pense... Il ne paraît pas très intelligent mais je suis sûr qu'il est au courant... Merci, Eugène!... En route, mon bon ami... Je vous accompagne à la gare... Mais si !... Cette affaire me tient à cœur, comprenez-vous?... C'est la première que je vous confie, mais y va peut-être de mon honneur... Taxi, chasseur...
Les voilà en taxi. Torrence a vaguement aperçu, dehors, la silhouette de Barbet. Mais comment communiquer avec Barbet? Et celui-ci ne va-t-il pas perdre la piste?
— Sa lettre, c'est tout ce que je peux vous dire, était suppliante... C'était celle d'une femme du monde... Vous n'aurez pas de peine à trouver... Il faut que je sache pourquoi cette femme me donnait rendez-vous dans un bar plus que louche boulevard Rochechouart et...
Si seulement Torrence n'avait pas tant mangé, tant bu de vins généreux. Il est juste à point pour une sieste voluptueuse, mais pas pour la réflexion. Brouhaha à la gare d'Orsay. Porteurs qui se précipitent.
— Par ici... Je vais vous prendre votre billet... Une première, évidemment...
Le cher maître lui tient le bras. Barbet a dû sauter dans un taxi lui aussi, car il est sur leurs talons. Torrence feint de bourrer une pipe pendant que l'avocat est occupé au guichet. Il laisse tomber sa blague à tabac.
— Pardon, monsieur... Vous perdez quelque chose...
Me Duboin les regarde! Tant pis. Torrence parvient à balbutier du bout des lèvres, en feignant de chercher de la monnaie dans ses poches:
— Dis à M. Emile que c'est probablement une question de minutes... Boulevard Rochechouart... Bar Jules...
— Vous aviez perdu votre tabac?... Grave! Très grave pour un ancien collaborateur de Maigret... Par ici... Nous avons juste le temps... Vous arriverez cette nuit... Je compte sur un télégramme de vous demain matin, même si vous n'avez rien de nouveau à m'apprendre... Encore une fois ne regardez pas aux frais Je mets mon point d'honneur à mettre tous les atouts dans votre jeu pour que l'Agence 0 tire cette affaire au clair, et vous verrez que...
Zut! Il a même pris un ticket de quai! Il ne lâche toujours pas le bras de Torrence. Cet homme a la cordialité bougrement insistante.
— Des journaux?... Mais si... Tenez... Nous allons acheter quelques livres... Que diriez-vous d'un roman policier... Il fait ce qu'il dit.
— Il vous reste assez de tabac?
Un père conduisant son fils au paquebot n'aurait pas plus d'attentions.
— Voyons... Voiture 3... Compartiment 2... Je vous ai pris une place dans le sens de la marche...
Le rapide est en gare. On s'agite déjà. Torrence est embarqué sans avoir le temps de protester.
— Télégramme... N'oubliez pas de me télégraphier... crie le cher maitre, alors que le train s'ébranle.
Et Torrence ne peut faire qu'un signe, en criant — mais sa voix est couverte par le bruit du train:
— Votre barbe...
C'est, en effet, la barbe de Me Duboin qui se décolle. Un garçon annonce en agitant sa petite sonnette:
— Premier service... Billets pour le premier service... Torrence n'a pas faim. Soudain, pourtant, il s'agite.
— Dites-moi... Quelle est la première gare où...
— Tours !... Le train ne s'arrête pas avant...
— Allô!... M. Emile?...
M. Emile est tranquillement assis dans son petit bureau, devant le vasistas qui donne sur le bureau de Torrence. A le voir, on le prendrait pour un jeune employé modèle, et ses cheveux roux lui donnent un air que d'aucuns considèrent comme particulièrement nef.
— Ici, Barbet...
Barbet ne s'est jamais appelé Barbet. De même qu'avant de faire partie de l'Agence 0, en qualité de garçon de bureau, il a été célèbre comme tireur de laine. Peu importe, puisqu'il est réconcilié avec l'honnêteté!
Tout au moins dans un certain sens. La preuve, la suite de cette conversation téléphonique.
— Z'ont bouffé au Café de Paris... Impossible d'entrer officiellement, tenue piteuse... Pourtant, jeté un coup d’oeil en vendant des Paris-Midi… Le patron Torrence s'en est mis jusqu'aux yeux...
— Ensuite?
— L'avocat a embarqué Torrence dans un train en direction de Pau... Pourra pas en descendre avant onze heures quarante cinq du soir...
— Ensuite?...
— L'avocat est rentré chez lui, rue Montaigne... Il y est...
— Rien d'autre?
— Torrence m'a soufflé comme ça c'était sans doute une question de minutes... Un certain bar appelé Chez Jules, boulevard Rochechouart... Je peux vous tuyauter... J'ai fréquenté... Zut!... On pourrait être à l'écoute... Enfin, dans le temps, c'était un coin où les fourgues aimaient se réunir...
— C'est tout?
— Je lui ai chipé une clé...
— A qui?
— A l'avocat... Juste au moment où il montait en voiture... Figurez-vous que j'ai été bousculé et que je suis tombé la main dans sa poche... C'est comme par hasard la clé d'un coffre-fort... Cette fois, patron, c'est tout... Je suis en face, dans un bistrot de chauffeurs... La Maison n'a qu'une issue... J'ai commandé un gros rouge et j'attends.
--- Dites donc. Barbet, vous qui vous connaissez en clés… C'est du moderne?...
— Tout ce qu'il y a de moderne, Patron….
— Attendez-moi...
— Au cas où l'avocat sortirait?...
— J'arrive dans quelques minutes... Evidemrnent, il faudrait le suivre… Mais laissez la clé au bistrot... Dans une enveloppe...
Des gens en Europe centrale, en Amérique, ailleurs, qui ont entendu parler de l'Agence 0, imaginent des locaux somptueux et un personnel à ne savoir qu'en faire Ils seraient bien étonnés s'ils voyaient Emile mettre ses lunettes d'écaille et enfiler son pardessus râpé dans les locaux déserts, qui ne brillent ni par le luxe, ni même par le confort.
Il est vrai que, ce matin, ils étaient encore trop. La preuve c'est que Torrence en a profité pour aller faire un tour au quai des Orfèvres.
Maintenant...
— Mademoiselle Berthe...
Une jeune fille blonde, délicieusement capitonnée, l’air aussi innocent, aussi jeune fille que possible, se présente un carnet de sténo à la main.
— Non.... Rien à dicter... Je vous confie les bureaux...
— Jusqu'à quelle heure?
— Est-ce que je sais, moi?... Peut-être minuit?... Peut être demain midi?... En tout cas, qu'il y ait toujours quel qu'un au téléphone...
Emile a un complet râpé, un pardessus qui Sent la confection et qui s'est rétréci à la pluie. Il complète sa tenue par un énorme appareil photographique qu'il a l'habitude de porter en bandoulière. Cela lui permet d'entrer partout, de s'arrêter partout, de passer partout inaperçu.
— Un photographe... dit-on dédaigneusement.
Tandis que, si on savait que c'est lui, lui seul, l'illustre détective qui dirige l'Agence 0 et qui a réussi les affaires les plus sensationnelles...
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