— Il faut que je le suive?
— Non plus... C'est lui qui va nous suivre et vous ferez en sorte qu'il ne nous perde pas de vue... Maintenant, allez-y... Restez dans le quartier... Je vous garderai sans doute toute la soirée et toute la nuit...
Et Emile se colle à la lèvre une cigarette non allumée, selon son étrange habitude. Longtemps Torrence l'a plaisanté sur cette manie, Puis un jour, l'ancien inspecteur a remarqué que les cigarettes d'Emile, bien qu'éteintes, diminuaient de longueur.
— Dites donc, patron... Mais, ma parole, vous chiquez!
Emile a rougi. Torrence n'a pas insisté. Emile ne chique pas comme un vieux matelot, évidemment. Mais enfin, surtout dans les moments de grande réflexion, il mordille les brins de tabac un à un, ce dont il ne veut absolument pas convenir.
Or, il ne se souvient pas d'avoir eu autant de problèmes à résoudre à la fois.
— Question de minutes... a dit Torrence.
Cela parait évident, puisqu'on ne l'a éloigné que pour la nuit tout au plus. L'avocat Duboin ne peut espérer l'avoir convaincu de la réalité de son histoire de Pau. C'est bien pourquoi, d'ailleurs. Il est resté à la gare d'Orsay jusqu'au départ du train. A Tours, Torrence descendra. S'il n'a pas de train pour rentrer à Paris, il louera une voiture, et il arrivera aux premières heures du jour. Est-ce que Torrence sait quelque chose? Est-ce que, au cours de son déjeuner avec l'avocat, celui-ci s'est trahi quelque peu?
Bon! Le taxi rouge et noir est toujours derrière... Mais pourquoi le chauffeur d'Emile a-t-il pris la rue Caulaincourt, et surtout pourquoi ralentit-il soudain et donne-t-il, à un rythme étrange, une série de coups de klaxon?
— Dites donc, mon ami...
— Je vous demande pardon, monsieur... Mais vous m'avez dit que vous me garderiez probablement toute la nuit... Vous m'avez permis de circuler n'importe où en attendant... J'en ai profité pour prévenir la bourgeoise... J'habite au 67, au second étage... Je suis sûr que ma femme a entendu ma petite musique... Cela signifie que je ne sais pas quand je rentrerai...
Dans ce cas, c'est le suiveur, derrière, qui doit se demander la signification de la musique!
Où en est-on?... Un maitre du barreau est allé dans un débit plus que louche du boulevard Rochechouart... Est-ce là qu'on lui a remis la fameuse clé?
Curieux quand même que la clé d'un coffre-fort qui appartient en principe à un membre éminent de l'aristocratie anglaise se trouve dans un pareil endroit! Surtout que le boulevard Rochechouart, s'il est souvent le rendez-vous de certaines catégories assez basses de malfaiteurs, est peu fréquenté par ces messieurs de la cambriole de luxe.
C'est à cause de cette clé, pourtant...
Me Duboin sait-il, maintenant, qu'elle lui a été volée? Dans ce cas, que va-t-il faire? Où est-il allé, avec toujours Barbet sur les talons?
Et pourquoi le métèque ne l'a-t-il pas suivi? Sans doute celui-ci a-t-il vu Barbet mettre la clé dans une enveloppe et passer celle-ci au patron du bistrot?
Emile frappe à la vitre.
— Dites-moi... Vous avez un revolver?...
— Pourquoi?... Vous êtes de la police?
— Mais non, mon ami...
— Dans ce cas, je peux bien vous avouer que j'ai toujours un revolver dans ma bagnole... Comme je fais souvent la nuit et qu'il y a eu quelques attentats l'année dernière...
— Chargé?
— Six balles...
— Donnez-le-moi...
— Mais...
— N'ayez pas peur... Donnez-le-moi et filez sur la route du Touquet... Personnellement, vous n'avez rien à craindre... Qu'est-ce qu'il y a dans ce bidon, à côté de vous?
— De l'essence de secours...
— Voulez-vous laisser tomber cette petite clé dans le bidon?... Merci... Maintenant, nous pouvons rouler...
— Et pour ce qui est de croûter?
— Pour ce qui est de croûter, comme vous dites, nous verrons ça en chemin. Dites-vous bien, cependant, qu'il n'y a désormais qu'une chose précieuse dans votre bagnole, et que c'est ce bidon d'essence... Je veux dire la clé qui est dedans...
— Savez-vous que, pour la reprendre, il faudra dessouder le bidon?
— Peu importe... Pas trop vite... Le taxi rouge et noir, derrière nous, est arrêté par un barrage et risque de nous perdre...
Ce n'est plus qu'une demi-cigarette qu'Emile a au coin des lèvres.
IV
Où Barbet, à court d'essence, n'hésite pas à employer les grands moyens,
et où d'autres personnages emploient des moyens encore plus catégoriques
Il pleuvait à torrents. La route était gluante. Malgré l'essuie-glace, on n'y voyait pas devant soi, et plusieurs fois on avait failli s'écraser sur l'arrière de gros camions. La dernière borne aperçue annonçait: Abbeville: 17 km...
Combien avait-on fait de kilomètres depuis? Toujours est-il qu'Emile se pencha soudain.
— Arrêtez!... J'aperçois là-bas, près du fossé, une voiture que je crois reconnaître...
Il n'y en avait pas une, mais deux, dont un taxi parisien. Quant à l'autre, c'était la voiture de l'avocat Duboin.
— Je me demande comment ils ont pu s'emboutir... grogna le chauffeur.
Emile n'éprouva pas le besoin d'ajouter que, pour sa part, il croyait comprendre. Quant à la voiture qui les suivait, elle s'était arrêtée à quelque distance et elle avait éteint ses phares.
— Qu'est-ce qu'on fait, patron?
— Continuons doucement... Ils n'ont pas pu aller loin...
Et, en effet, à trois cents mètres au plus, une lumière leur désignait un petit restaurant où les chauffeurs de poids lourds ont l'habitude de casser la croûte. A peine entré, Emile aperçut Barbet, dont la tête était entourée d'un épais pansement. Cela ne l'empêchait pas d'être attablé devant un savoureux plat de lentilles aux saucisses. Plus loin, Me Duboin, tout seul, devant un morceau de viande froide. Emile installa son chauffeur à une table, s'assit prés de Barbet.
— Raconte vite...
— C'est pas compliqué... On tenait bon, malgré sa grosse bagnole... Juste comme on croyait qu'on allait arriver quelque part, voilà le chauffeur de mon taxi qui m'annonce qu'il n'a plus d'essence dans son réservoir... Alors, ma foi, comme je ne connais que la consigne...
— Quelle consigne?
— On m'a dit de le suivre, pas vrai?... Puisque je ne pouvais plus le suivre, je l'ai empêché d'avancer... J'ai dit au chauffeur d'entrer dedans et que l'Agence 0 serait là pour payer la casse... On a fait un de ces virages sur l'aile...
C'était sans doute la première fois que ce brave restaurant voyait une réunion de ce genre, car le suiveur d'Emile était arrivé à son tour et s'était installé près de la porte. Quant à Me Duboin, il regardait tous ces personnages avec une évidente méfiance.
— Qu'est-ce qu'il a fait à Paris avant de partir? Questionnait Emile.
— A dire vrai, je crois qu'il a été assez affolé, rapport à sa clé...
Clin d'œil de Barbet, qui n'était jamais aussi heureux, tout honnête homme qu'il fût devenu que quand on lui donnait la permission de faire les poches.
— Où est-il allé?
— A la Santé... J'avoue que je ne suis pas entré avec lui... Cependant, pendant qu'il rendait visite à un prisonnier, je me suis renseigné de mon côté... Il paraît que son client est un étranger qu'on appelle le Commodore, un type qui travaille dans le lavage des chèques, les faux titres et tout le saint tremblement... Le grand jeu, quoi !...
— Ensuite?
— Ensuite, il est entré dans une grande quincaillerie...
— Hein?...
— Une quincaillerie, oui... Je n'ai pas pu savoir ce qu'il achetait... Depuis, nous sommes sur la route... Comme je vous l'ai dit, quand mon chauffeur m'a annoncé qu'il fallait abandonner, j'ai préféré lui faire faire pour quelques centaines de francs de dégâts... Et encor!... Il parait qu'il y a une assurance... Il s'arrangera pour prétendre que c'est l'autre qui...
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